Chaque dimanche pendant le blues, Rey travaille sur son roman. Il aime tellement l’émission qu'il utilise ses deux radios, celle du bureau et celle du salon. Ainsi, rien ne lui échappe, même s'il change de pièce — par exemple pour se préparer une boisson.
À la fin du programme, il éteint la radio à sa portée et sursaute systématiquement quand l’autre poste fait écho.
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Fats Waller chante dans le salon |
Rey rallume dans le bureau: les publicités signalant la fin de l’émission se succèdent au rythme habituel. Intrigué, Rey fait demi-tour. Une interférence a-t-elle modifié la fréquence? Non, la petite barre recouvre le bon numéro. Il tourne délicatement le bouton vers la gauche, puis vers la droite. Le repère a beau parcourir les différentes stations, les inflexions guillerettes accompagnent l’orchestration douce-amère.
Voilà, Rey s'est fait avoir. La semaine dernière, il a remplacé le poste par celui-ci, qui date des années soixante — un véritable coup de foudre. Courtaud, attachant, le transistor compte trois gros boutons à sa base. Rey possède une radio bloquée, mais au moins, elle a bon goût.
À la suite du morceau, une voix froide et autoritaire déclare:
— Il faut d'abord le tuer.
Déconcerté, Rey s'assied sur le divan.
— Oui, Budward, obtempère une voix craintive.
— Cache-toi derrière les rideaux, moi, je me planque dans la salle de bains. Quand il se montre, tu restes en position, et je sors pour tirer. À ce moment-là seulement tu t'amènes, et tu termines le boulot.
— Okay, okay. Tu es sûr que je dois tirer aussi? dit celui qui a la voix de fausset.
— Écoute-moi bien, Fons. Si tu te dégonfles, tu fous le camp, mais viens pas mendier après. Alors, qu'est-ce que ce sera?
— Tu peux compter sur moi, Bud.
— En ce cas, en place, et plus un bruit!
Rey retient son souffle, se promettant de substituer de temps en temps ce genre de programmes à ses séries télévisées favorites.
À présent, la radio n'émet plus aucun son; ni dialogue, ni musique. Juste un silence, de plus en plus pesant. À moins que l'appareil ait rendu l'âme? En se levant, Rey ignore qu'il est lui-même sur le point de rendre l'âme. Vif comme l'éclair, un homme surgit de la salle de bains, brandissant une arme. Avec son costume sombre et son chapeau, on jurerait un malfaiteur issu d'un film noir. Abasourdi, Rey en est là de ses constatations lorsqu'il perçoit un froissement. Fons émerge, prêt à conclure.
Une violente déflagration éclate dans la pièce. Ils ont tiré tous les deux en même temps. Rey s'affaisse; sa tête heurte le sol. Un mélange de sang et de liquide céphalo-rachidien coule sur le plancher. Les deux gangsters se volatilisent, c'est le retour à la normale: une pizzéria livrant à domicile entame l’hymne funèbre de Rey. Dommage: on aurait bien repris un peu de Fats Waller.
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