Et elles vécurent heureuses

Il y avait Isabelle, Steffy, Biljana, et moi. J’aurais proposé à Pierre de participer, cependant ses sentiments envers sa parente demeuraient très ambivalents, et je doutais fort qu’il se lance dans l’aventure; dès lors, je préférai ne pas le mettre dans la confidence.

Un premier problème résidait dans le fait que je constituais le dénominateur commun entre nous quatre. C’était un risque à prendre: je ne voyais pas comment contourner cela, et je trouvais le projet si excitant qu’il était hors de question d’y renoncer. Nous n’aurions qu’à faire attention à… à quoi?

À notre communication, pour commencer. Pas de messages-texte, pas de courriels, pas de conversations téléphoniques autour du sujet. Des réunions en personne. Ça me convenait: non seulement ça me faisait sortir de ma routine à domicile, en plus, ça ajoutait un petit aspect «mystère à l’ancienne». Mes contacts avec Steffy comme avec Biljana s’étaient espacés depuis près de deux ans, donc de ce côté-là, il y avait pour ainsi dire prescription; si je restais très proche d’Isabelle malgré mon départ de la Belgique quinze ans auparavant, il me semblait qu’espacer les meurtres suffirait à dissiper d’éventuels soupçons.

Il ne fut pas difficile de récupérer les adresses de Steffy et de Biljana. Un peu de patience me permit de les héler alors qu’elles sortaient de leur immeuble respectif. À partir de là, l’été aidant, nous nous réunîmes dans des parcs chaque fois différents. Par téléphone, je tenais Isabelle au courant de nos progrès dans les grandes lignes, dissimulant le dessein véritable de notre entreprise derrière une façade de vocabulaire étudié. Elle s’impliquait sous couvert de recettes de confiture.


En travaillant sur le plan de meurtres, j’avais l’impression de jouer à ces énigmes que j’affectionnais particulièrement dans mon enfance: Richard consomme une boisson chaude, Peggy est assise à la droite de Julia, etc., au terme desquelles il fallait deviner l’emplacement exact de chacun des convives. Depuis sa retraite, la mère de Steffy vivait à Bali. Celle de Biljana, à Kraljevo, en Serbie. Dommage, je ne pourrais pas m’occuper de celle d’Isabelle, que j’avais déjà rencontrée plusieurs fois: le bloc de cruauté hostile qui lui servait de maman demeurait à Bruxelles, et le mien habitait dans le sud du même pays. Il tenterait tout le monde de liquider la mère de Steffy. Bali! Mais à défaut de parler le bahasa Indonesia il fallait se débrouiller en anglais, ce qui n’était pas le cas de Biljana. Cela étant dit, la préparation d’un tel projet demandait tant d’application que quelques mots d’anglais ne feraient pas la différence. Et maintenant que j’y pensais, qui s’attellerait au serbe?

Moi.

J’ai la bosse des langues, et mon attachement particulier à Biljana me motivait tout spécialement à trucider sa parente. L’Europe de l’Est m’a toujours attirée, et mon bref séjour à Prague était loin d’avoir étanché ma soif de contrées que j'imaginais encore aujourd'hui exemptes de McDonald's à chaque coin de rue. Au passage, je distribuerais des câlins dans un orphelinat.

À y réfléchir, l’une des raisons pour lesquelles j’appréciais si spécifiquement Biljana, en dehors de son humour et de sa voix si charmante, ainsi que de sa prédisposition aux femmes, tenait au fait qu’elle était ma première «sœur» proprement dite. Je connaissais Isabelle depuis beaucoup plus longtemps, mais nous étions trop jeunes à l’époque, nous n'avions pas encore ouvert les yeux sur les perversités et les manipulations manigancées quotidiennement par nos mères. Nous nagions elle et moi en pleine confusion, nous attribuant comme de bien entendu la responsabilité de ce que nos parentes nous reprochaient.

Lorsque j’évoque ces soirées à nous réminiscer nos mères Biljana et moi, il me revient une douceur, une clarté, une joie, aussi. Pour la première fois de ma vie, une vraie personne, vivante, affirmait détester son engendreuse; et il ne s’agissait pas d’une petite adolescente critiquant celle qui avait mis un yaourt au lieu d’une barre de chocolat dans sa boîte-repas, mais d’une adulte épanouie, malgré que blessée; une adulte forte, belle, puissante, avec une réelle capacité d’expression et de nuancement, et des exemples concrets du machiavélisme maternel. Échauffées, nous nous livrions sous les yeux de nos partenaires à des parties de ping-pong verbal, échangeant les pires coups dont nous puissions nous souvenir. Nous exposions nos plaies, nous nous croyions mutuellement, reconnaissant dans les mots de l’autre ces secrets toxiques si profondément enfouis. Et c’était drôle! Nous surenchérissions, galvanisées par le fait que nul ne nous interrompait à grand renfort d’amour filial. Notre discussion offrait également une occasion exceptionnelle pour nos partenaires de réaliser que non, nous n’avions pas exagéré la malveillance subie: puisqu’il existait au moins deux cas au monde, ce vécu tabou s’authentifiait.

Ce serait donc moi qui me chargerais de Simonida. Biljana ferait la mère d’Isabelle, qui liquiderait celle de Steffy, qui supprimerait la mienne.

Nous n’aurions qu’à espacer les meurtres.


De cette expérience, il nous reste chacune une carte postale, mini risque pris sur place dans un genre de pied de nez au danger, à cette terreur vécue au sein même de nos maisons d’enfance.

Isabelle a reçu une photo de Manneken Pis; le symbole de la ville de Bruxelles se soulage sur un autocollant figurant une dame ajoutée par les soins de Biljana. Mon amie belge a envoyé à Steffy une scène maritime détaillant plusieurs variétés de requins, en mémoire d’une excursion qui a mal tourné — ou bien tourné, selon le point de vue.  De Steffy, j’ai eu une carte à l’effigie d’une poupée; un nœud coulant a été dessiné autour de son cou. Quant à moi, j’ai choisi pour Biljana la forteresse de Maglič, et j’ai mis dans le ciel un petit oiseau rempli de nuages, façon Magritte.

Il faut croire qu’on s’y est bien prises, parce qu’on ne s’est pas fait attraper; et si on n’a pas forcément toutes eu beaucoup d’enfants, on a vécu heureuses.



photo © Diane Picchiottino