Collection privée

Rainier était un homme patient, et son dos ne le faisait pas souffrir. Pour ces raisons, on lui accorda le poste. Sept heures durant, cinq jours par semaine, il surveillerait le musée de l'orfèvrerie.

Rainier s'acclimata rapidement à ses fonctions. Se promenant de salle en salle, il se figurait les objets dans leur contexte d'origine. Quel poignet cet étroit bracelet avait-il rehaussé? Quel vin corsé avait parfumé ce gobelet? Le garde observait aussi les visiteurs, hochant la tête à leur passage. Ces jeunes mariés venaient-ils d’Espagne ou de Colombie? Ces deux femmes étaient-elles sœurs, amies, mère et fille? Amantes? Il captait un maximum d’indices. Parfois, il rendait visite à ses collègues de la billetterie, ou il poussait jusqu'à la boutique.

Quel vin corsé avait parfumé ce gobelet?

Lorsque Rainier quitta l'équipe de l'orfèvrerie, huit années s'étaient écoulées. Cette fois, il surveillerait le musée des Beaux-Arts. Quelle chance, après tout ce temps passé au milieu de vaisselle et de bibelots! Au lieu d'être conçues par son imagination, les scènes se matérialisaient sous ses yeux. Il les interprétait à sa guise. Cette famille rassemblée sur le balcon guettait l’arrivée du médecin. Ce sentier tortueux menait sûrement à une rivière, dans laquelle s’ébattaient des enfants.

Et si la vie de Rainier avait été moins austère? Aurait-il tant exploité son métier? Il sortait peu et ne comptait pas d'amis. Habitué à se taire, il était si loquace en compagnie qu'il lassait ses interlocuteurs. Son univers se limitant presque exclusivement à son travail, il éprouvait de la difficulté à varier les sujets de conversation.

Un soir qu'il se félicitait d’exercer un emploi à ce point stimulant, Rainier pensa aux autres solitaires. Ainsi jaillit l'idée. Pourquoi ne pas proposer des reproductions des meilleures toiles, à la boutique? Quelle consolation qu’un si chaleureux décor! Certes, on pouvait déjà se procurer des cartes postales et des affiches, mais ces supports ne rendaient ni l’atmosphère, ni la subtilité des tableaux. Ils ne transmettaient pas la vie chatoyante qui se dégageait des peintures.

Le directeur se montra réceptif. Il sélectionna trois tableaux parmi les favoris de l’établissement: un paysage aquatique de Claude Monet, une scène peuplée de petits personnages peinte par Brueghel l'Ancien, et une maison enneigée d'Octave Bélanger — son tableau préféré. Il existait de nombreuses firmes spécialisées dans la copie artistique. Le directeur opta pour un atelier chinois, qui dupliqua minutieusement les toiles. Celles-ci s'avérèrent somptueuses, saisissantes de ressemblance avec les originaux, encadrement compris.

Ils ne les vendirent jamais. Trop modeste, la ville qui accueillait le musée n'attirait pas une clientèle désireuse de débourser les sommes nécessaires pour de si bonnes répliques. Les gens continuèrent d'acheter les affiches et les cartes postales.

Les années se transformèrent en décennies. Rainier demanda sa mutation au magasin, car ses jambes lui faisaient mal.

Et puis, la carrière du fidèle employé s'acheva. Comme cadeau d'adieu, le directeur offrit les reproductions. De son côté, Rainier formula une requête: il souhaitait endosser une fois encore chacun des rôles joués au cours des années écoulées — il avait quelques fois remplacé la vestiairiste et le veilleur de nuit. Cela fut autorisé avec condescendance.

Le dernier jour, Rainier prit congé de ses collègues. Il rangea dans sa voiture les toiles soigneusement emballées. Il accrocha le Bélanger dans sa chambre et le Monet au-dessus du divan. Il décerna à Brueghel la place d'honneur, dans l'entrée, parce que c'est dans cette direction qu'il levait les yeux pendant son repas. De façon sublime, les peintures transformaient le modeste appartement. Rainier en connut beaucoup de bonheur; à n'en pas douter, il s’agissait du couronnement de sa carrière. L'ancien garde termina sa vie aussi tranquillement qu'il l'avait vécue. Il mourut peu de temps après sa retraite, comme il se produit parfois pour ceux qui ne forment plus d'objectif quotidien.


Lors du grand entretien du musée, les restaurateurs décrochèrent tous les tableaux. Ils les étudièrent méticuleusement, portant attention à la moindre trace d'usure, administrant ici et là d'infimes raccords. Quand ils s'aperçurent que trois toiles s’ornaient à leur endos d’étiquettes made in China, il était trop tard. L'Armée du Salut avait vidé l'appartement de Rainier, et les tableaux étaient partis rapidement, parce qu’on en demandait un prix très bas, et parce qu'ils possédaient l’incomparable éclat des œuvres authentiques.




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