Victor passe à l'accueil, puis il pénètre dans la salle d'attente, pleine à craquer. Il s'installe sur l'unique siège encore disponible. Pourvu qu'il ne connaisse personne! Il saisit le premier magazine sur la pile, après quoi il épie discrètement l'assemblée. Réconforté, il soupire. Il a néanmoins concocté un mensonge en cas de rencontre fortuite: une histoire de surplus de peau entre deux orteils. Pas très affriolant, mais cela détournera l'attention de son nez. Dernièrement, en effet, la demande en rhinoplastie abonde en chirurgie esthétique.
Dans l'intimité des cabinets, chacun obtient la retouche de ses rêves. Grâce au financement participatif, même les plus démunis accèdent au bistouri. Les sommités du film d'action, Thom Never et Bruce Windelton, raflent la majorité des voix. Polyvalent, leur profil consacre l'autorité des truands, virilise les plus timides, humanise les politiciens. L'an passé, la préférence allait aux sinuosités élégantes, façon Le Sean Supreme ou Orfeo di Costanzo.
On raconte que certains clients ne permettent plus au praticien d'exercer son métier correctement. Ceux-là décident de l'endroit exact où doit poindre le relief, sans considérer la forme de leur visage. Jamais les cliniques n'ont produit autant de paperasse, espérant se prémunir contre les procès. Victor, lui, s'en remet aux spécialistes. Il pense avec émotion à la chirurgienne qui va l'anesthésier avant d'inciser sa peau, remodeler son cartilage, et peut-être lui ajouter un implant.
Il lève les yeux de son magazine. Sur neuf patients, Victor ne compte qu'une seule femme. Pour ses paupières, treize mois plus tôt, il n'y en avait aucune. C'est aussi bien comme ça, songe-t-il. Longtemps, ça n'a tourné qu'autour d'elles. Des pommettes à la liposuccion du ventre ou des cuisses, leur corps au complet prétend à l'amélioration. De nos jours heureusement, le privilège s'étend aux hommes. Bientôt, nous ne nous limiterons plus au visage, pense Victor. Nous oserons afficher avec fierté un fessier artificiellement rebondi ou un poitrail gonflé.
D'ailleurs, force est de constater un relâchement du côté de la gent féminine. Alors que durant des décennies, celles-ci ont tout mis en œuvre pour s'accorder aux canons contemporains de beauté, aujourd'hui, la plupart demeurent naturelles. De nombreuses femmes ne se teignent plus les cheveux. Parmi ces sauvageonnes, quelques-unes ne se maquillent même plus. Une hygiène impeccable, une crème hydratante de qualité et un sourire suffisent à leur éclat, clament-elles, sereines. Dire qu'on estime leur cerveau plus efficace que celui des hommes! Victor pouffe. Voilà justement qu'on l'appelle. Ravi, il se lève et dépose son magazine avant de disparaître dans les couloirs de la clinique.
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