Vêpres cruelles

21 mars
C'est aujourd'hui le printemps! On le fixe à des dates sophistiquées actuellement, comme le 20 ou le 22 mars, mais quand j'étais petite, il me semble bien que les saisons commençaient toujours le 21.

Dans le tram en rentrant du boulot, j’ai croisé le type plus âgé qui travaille au quatrième étage, celui dont on s’est rendu compte Séverine et moi qu’il nous attirait toutes les deux alors qu’a priori, il fait plutôt père de famille. Edgar. J’ai osé le regarder un peu. Nos yeux se sont rencontrés… j’ai rougi! Du coup, je n’ai pas pu m’empêcher de rectifier en lui adressant un signe de tête respectueux.


Il y a autre chose. À vingt-trois ans, sans crier gare: depuis ce matin, j’ai des poils (brun foncé!) sur les jambes. Exit, le duvet blond à peine perceptible à la loupe!


22 mars
J’ai mené un peu l’enquête sur Internet, et j’en ai discuté avec Alexandra. Elle me conseille l'épilation à la pince, pour une repousse plus lente. Ceci dit, je ne considère pas comme obligatoire de m'épiler. La femme a le droit d'être poilue! Pourquoi doit-elle s’afficher belle et sexy en permanence? C’est quoi, belle et sexy, d’ailleurs? Voilà, pour toutes ces raisons, j’ai envie de le faire. Une nana soignée, bien faite, en jupe… et paf, le regard tombe sur une pilosité foncée. Oui, ça fera choc, et je trouve personnellement que ça sera laid, mais peut-être cela amènera-t-il les gens à se poser des questions.

Par contre, je dois reconnaître que là, j’ai Edgar complètement dans ma ligne de mire, alors je vais encore me donner quelques semaines de jambes lisses.


26 mars
Je devrais peut-être consulter un médecin. Parce que ça prolifère. Cela me semble tellement soudain... Certains articles parlent d'un rééquilibrage hormonal, qui se stabiliserait en quelques mois. On me suggère de passer au rasoir.


31 mars
Ce soir, l’entreprise fête ses vingt ans. Une troupe engagée pour l'occasion nous divertit pendant qu’on s’empiffre de zakouskis. Je porte ma robe rouge, la courte, pour la première fois: je n’avais jamais eu cette audace auparavant. J’avais envie d’être remarquée, d’être éclatante. (j’ai dû me re-raser sur l’heure du midi, aux toilettes)

Je lève le camp vers vingt-deux heures et chipote sur mon téléphone en attendant le tram. Quand il arrive enfin, surprise! je découvre qu'Edgar est là aussi. Il monte et se dirige vers le fond du wagon. Il n’y a que deux-trois autres passagers, alors je prends une décision folle: je m’assieds tout près d’Edgar, ne laissant qu’une place entre nous. Il se tourne vers moi.
«Bonjour», je dis.
«Bonsoir».

Je glisse sur le siège qui nous séparait. À présent, je sens son parfum, je perçois la chaleur de son corps. Le tram se met en route dans une secousse lourde. Sans plus tarder, je pose une main sur la cuisse de cet homme à qui je n’ai encore jamais vraiment parlé. Edgar me regarde, et j’approche lentement mes lèvres des siennes. Tout doucement, nos bouches se cueillent, s’entrouvrent. Nos langues se caressent, savoureusement. Je touche les cheveux épais d’Edgar. Puis il me serre dans ses bras, contre son torse, et je ferme les yeux. Je respire la fragrance délicieusement épicée de sa peau. Je chavire, comme si j’allais m’évanouir. Je ne connais pas la force de ces sensations. Dehors, c'est la nuit maintenant. La lune est pleine.

Tout à coup, un curieux picotement chatouille mes jambes. J'y passe la main, croyant éliminer une fourmi ou une araignée, mais je les sens. Les poils. Heureusement, il fait sombre, car une démangeaison identique affecte à présent mes joues.

À travers le tissu de ma robe, Edgar empoigne un de mes seins. Ce contact m'arrache un soupir de bien-être, mais c'est un véritable rugissement qui sort de ma bouche. Edgar s'écarte et me fixe, les yeux agrandis d'horreur. Je comprends qu'il va m'échapper, alors je l'attire à moi, avec une facilité déconcertante. J'enfouis mon visage dans cette nuque dont l’odeur me grise. Puis je mords. Et encore. Et encore.

Quand je me ressaisis, comblée comme jamais, le tram est vide. J'abandonne dans son sang le cadavre d’Edgar et bondis hors du wagon avec souplesse, vers une destination encore inexplorée.







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