The Female Orgasm

Je dépliai avec précaution mes jambes ankylosées et me levai. Pas la peine d'éteindre l'ordinateur: je ne m'absenterais que quelques minutes. Du ménage? Le sol impeccable témoignait de mes soins; il en allait de même pour la vaisselle.
Le linge sale empilé dans le panier d'osier ne suffisait pas à remplir la laveuse. J'optai pour le recyclage. Déjà à moitié pleine, la corbeille nécessitait qu’on la vide régulièrement. Ça serait toujours ça, pensai-je en saisissant mon trousseau de clés. J'enfilai une paire de chaussures et fermai la porte de l'appartement. Le couloir affichait son raffinement discret, digne d’un grand hôtel. Consciente de ma félicité, je m'engouffrai dans l'ascenseur.
Intriguée, je l'ouvris.
Alignés en rang d’oignons, les bacs à ordures patientaient à la cave. Une boîte de carton était posée sur un des couvercles. Chic! J'adorais examiner les objets laissés par d'autres résidents. Une sorte de troc nous reliait de manière anonyme. J'avais un jour mis la main sur une pile de sacs réutilisables, nets et bien pliés. Ils provenaient des enseignes les plus prestigieuses en ville, et je prenais plaisir à les employer.

Après avoir transféré mes détritus, je regardai à l'intérieur de la boîte. Deux romans d'aventure, en format poche, exhibaient les couvertures en relief typiques des éditeurs anglophones. Il y avait aussi un dictionnaire français-danois et un ouvrage sur les plantes. Un volume demeurait mystérieux: un emballage de papier blanc en dissimulait le titre. Intriguée, je l'ouvris. The Female Orgasm. Je ne pus m'empêcher de sourire. J'accueille souvent ce que l'on propose sur un plateau d'argent. Il ne restait donc qu'une étape, vérifier qu'il ne sentait pas le moisi. Il dégageait un subtil parfum épicé. Adjugé.

Quand j'achevai l'étude du livre, à la saison suivante, mon mariage se portait mieux que jamais. À qui pouvais-je transmettre le précieux manuel? Une collègue avait abordé le sujet récemment. Je me sentais suffisamment à l’aise avec elle pour le lui confier — accompagné d’un clin d’œil. Néanmoins, Lola ne maîtrisant pas l'anglais, elle refusa le document. Il eût été simple de le jeter; cependant, par gratitude envers les pages exquises, je le plaçai dans mon sac à main. Je l'abandonnerais sur un banc en rentrant chez moi.

Nous recevions ce soir-là, et je songeai à l’onctueux gâteau au chocolat cuisiné la veille. Parmi ses ingrédients figuraient la purée de myrtilles et la farine de blé entier, et j'imaginai la surprise de nos invités. Ce n'est qu'en face de notre édifice que je me souvins du livre. La solution s’imposait. Je pénétrai par le sous-sol et le déposai sur un couvercle de poubelle.

Lorsque je descendis le recyclage le lendemain, The Female Orgasm manquait à l’appel. Traînait-il au fond d'une benne? Captivait-il de nouveaux bénéficiaires? Il s'avéra que cette deuxième hypothèse était la bonne, car l'ouvrage réapparut au bout de plusieurs mois. Il en fut ainsi régulièrement au cours des trois années qui suivirent, et j'en conçus une humble fierté. Je ne l’ai plus vu depuis longtemps, mais peut-être poursuit-il sa carrière en-dehors de l'immeuble.




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