Les Bonheurs de Sophie

À proximité du mur, la maman observait son enfant. À quatre pattes, Sophie s'engouffra dans la brèche et s’introduisit dans l'autre jardin. Quelle merveilleIl y avait le tunnel un peu sombre, fait d’arcades de pierre. Il y avait les arbres fruitiers, avec les cerisiers, les pommiers et les poiriers, sans oublier les fraises des bois, dissimulées sous leur feuillage. Enfin, on aboutissait à la balancelle, au milieu des fleurs sauvages. La petite fille s’y blottit pour lire son livre.


Parce qu'elle avait l'ouïe fine, Madame Ardène entendit le carillon de la sonnette. Elle traversa son propre jardin — une bande de terre sans soleil bordée d'un carrelage grisâtre — et avisa un grand jeune homme, dont le visage lui rappelait quelqu'un.
— Bonjour Madame Ardène, dit-il, essouflé comme s'il avait couru. Vous savez qui je suis?
— Euh, oui, je crois, oui...
— Je suis Andréa, le fils des Chabot. Vos voisins.

Les parents d'Andréa, fort âgés, demeuraient dans leur appartement du centre-ville. Confortable et proche des commodités, il leur permettait de conserver une vie active. Quant à Andréa, il étudiait à l'étranger. Lorsqu'il rendait visite à ses parents, il contrôlait l'état de la villa.
— Bonjour Andréa. Tu as tellement grandi! Enfin, à ton âge, je suppose qu'on ne dit plus cela. Tu as bien changé! Que puis-je pour toi?

Insensible à l'émoi de Catherine Ardène, le jeune homme continua l’interrogatoire.
— Savez-vous où se trouve votre fille actuellement, Madame?

Intriguée par l'excitation perceptible dans sa voix, Catherine se garda de répondre.
— Dans notre jardin. Votre fille joue dans notre jardin.

Sa façon de prononcer les mots... «Vos poubelles dans notre sanctuaire.» En d'autres circonstances, Catherine se serait excusée, mais il lui semblait que le jeune homme ne manquait pas de toupet. Dire qu'hier encore, elle séchait des larmes sur cette figure maintenant imprégnée de mépris.
— Je vois, répondit Catherine au bout d'un moment.
— Alors, ça se passe souvent comme ça en notre absence? Parce que mes parents sont trop âgés pour résider ici, votre fille se croit tout permis? Que la laissez-vous faire encore? Elle bronze sur notre herbe, récolte nos pommes?

Catherine bouillait intérieurement, mais contrairement au jeune insolent, ses convictions l'engageaient à la maîtrise d'elle-même.
— Je vous remercie pour votre avertissement. Je m'en vais rectifier la situation immédiatement. Attendez-moi au salon, je vous prie, dit-elle en s'effaçant pour le laisser entrer.

Elle se rendit jusqu'à la brèche dans le mur. Elle observa Sophie, endormie sur la balancelle. Ses cheveux auburn formaient de larges boucles sur les coussins. Le livre gisait à ses pieds. Jamais sa fille ne se serait permis de cueillir ne fût-ce qu'une seule fleur. Cette enfant incarnait l'innocence et la joie de vivre. Catherine fit demi-tour.


Vingt minutes plus tard, elle réveilla sa fille.
— Sophie, ma chérie! J'ai une surprise pour toi.
— Qu'est-ce que c'est, Maman? Un cadeau? On va au cinéma?
La mère exhiba deux bâtons de crème glacée.
— Oh, merci Maman!

Assises côte à côte sur la balancelle, elles dégustèrent leur friandise.
— Ma chérie, ajouta soudain Catherine, nous avons eu la visite d'Andréa.
La fillette s'empourpra.
— Oh! Maman! Pourquoi ne m'as-tu pas appelée? Où est-il? Est-ce qu'il va nous rejoindre?
Catherine Ardène soupira. Elle sourit à sa fille.
— Non, ma chérie. Il ne nous rejoindra pas.





photo © Jonathan Borba