Assise
à la table du salon, j'examine le courrier. Une note de Henri, glissée en partant travailler, exprime combien je suis une merveilleuse épouse. Cher, cher Henri. Une circulaire arbore le logo de la gestion immobilière.
Le billet, signé par l'intendant,
fournit les conseils propres au changement de saison — nettoyage des
balcons et des fenêtres, entretien du système de climatisation. Il
finit sur cette formule: les jours déclinent, mettant des écrans
de crêpe aux vitres. Je me figure la demeure somptueuse,
quoiqu'un peu lugubre, du protagoniste de Bruges-la-Morte,
un roman du dix-neuvième siècle écrit par Georges Rodenbach.
Il
me semble que ce n'est pas la première fois que l'intendant en cite
un passage. L'envie me saisit de relire quelques paragraphes de cette
œuvre qui évoque mon pays d'origine. Dans le bureau, je scrute les étagères de la bibliothèque, en vain. Je feuillette les
pages du calepin dans lequel j'inscris mes prêts, une habitude dont
je n'ai plus honte depuis bien des années. Pas de trace de
Bruges-la-Morte. L'aurai-je déplacé? Je déménage parfois
certains ouvrages; par exemple, ceux qui traitent de cuisine occupent
maintenant l'armoire au-dessus du frigo. J'appelle Henri au travail, mais il ne possède pas la clé de l'énigme.
Et
l'intendant? Pourquoi citerait-il une œuvre belge somme toute plus
très lue aujourd'hui — à plus forte raison en Amérique du Nord —
et qui manque justement à ma bibliothèque? Je fronce les sourcils.
Je suis pas vraiment disposée à prêter mes affaires, et encore
moins sans autorisation. Me munissant de mon trousseau de clés, je descends
le rencontrer.
Debout entre quatre murs ornés de marteaux, pinces et scies de différentes tailles, M. Rodebache clôture une conversation téléphonique. Lorsqu’il a raccroché, je prends la parole.
— Bonjour
Monsieur Rodebache! Je suis la propriétaire du 607.
— Oui,
bonjour. Comment allez-vous, chère madame?
Cet
homme s'est toujours montré charmant avec nous, et je décide de procéder
en douceur.
— Je
viens de lire votre message concernant le nettoyage des vitres.
— Oui, ça vous a paru clair ? s’inquiète-t-il, lissant machinalement son épaisse moustache.
— Absolument,
et davantage, car j'ai reconnu à la fin une phrase magnifique.
Mon
interlocuteur se met à rougir. Je pense que c'est à cause du livre
emprunté, mais je me trompe, car un large sourire fend bientôt son
visage.
— Vous
me faites une grande joie, Madame Dupuis. Depuis dix-sept ans que je
veille sur ce bâtiment, vous êtes la première à faire allusion à
l'une de mes citations.
À l'instant où je remarque la similitude entre les patronymes Rodenbach et
Rodebache, il me revient que j'ai mis à l'écart plusieurs ouvrages
se rapportant à la Belgique, dans l'idée de composer des promenades
littéraires pour un prochain séjour. Je visualise le tiroir
consacré à mon ancien chez-moi. À côté d'une carte des
transports bruxellois, le livre de Georges Rodenbach tient compagnie
à celui de Grégoire Polet, Excusez les fautes du copiste, dont l’intrigue évolue entre Bruxelles, Uccle et Ostende.
J'accepte
la tasse de thé que me propose l'intendant. Nous parlons de son lien
de parenté avec l'écrivain, ainsi que de ce pays que nous avons
tous deux quitté. Lorsque le moment se termine, je songe que je
suis heureuse de mon choix, et que M. Rodebache semble éprouver les
mêmes sentiments que moi.
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