L'Extravagante Bibliothèque de Brice Saint-Lazare

Délicatement excentrique, Brice Saint-Lazare raffole des vestes à col mao. Il les débusque dans des friperies lors de ses voyages, et, en cas de trop forte chaleur, les suspend au dossier de son fauteuil roulant. Dessous, il porte des chemises blanches, sur lesquelles il boutonne un gilet de soie. Par temps frais, l'élégant intellectuel orne son cou d'un foulard chatoyant. Un sourire discret éclaire son visage, encadré jusqu'aux épaules par une chevelure sombre.

Selon Brice, Madame Bovary présente un gros défaut.

D'autres fois, des pages entières subissent l’étrange chirurgie.

Après avoir couru l'aventure à gauche et à droite — endetté sa famille, trompé son mari, délaissé son enfant —, Emma Bovary ne devrait pas mettre fin à ses jours. Il faudrait plutôt qu'elle élève placidement Berthe, sa fille, aux côtés de Charles, son époux. Emma dispose de toutes les caractéristiques d'une âme supérieure. Encline à rêver, sa recherche de perfection frise le sublime. Assurément, cette femme élabore son propre destin. Dépitée par ses investigations, elle n’a plus qu'à trouver les réponses au sein du quotidien. Cette capacité, en particulier, suscitera l'admiration des lecteurs envers l'héroïne incomprise.

Comme en attestent les ouvrages calfeutrés dans sa bibliothèque, Brice Saint-Lazare a depuis longtemps résolu la question des déceptions littéraires. Juliette s'éveille à temps pour empêcher Roméo d'absorber la potion mortelle; ils détalent dans les collines toscanes et filent le parfait amour. Marcel frappe Henri Husson et non Pierre Sérizy; Belle de Jour, affranchie grâce au crime, connaît avec son mari la pleine félicité. Quant à Phileas Fogg, plus cabochard que jamais, c’est en fauteuil qu’il accomplit sa prouesse de quatre-vingts jours.

Brice achète deux copies de chacun des romans qui le tentent. De cette façon, il participe doublement à la prospérité de l'industrie littéraire. Si, après lecture, le récit lui convient, il donne le second exemplaire. Dans le cas contraire, il retravaille l'intrigue, puis découpe les mots dont il a besoin dans la deuxième copie. Il les colle par-dessus les autres dans la version d'origine. Si nécessaire, il tape et imprime les formules adéquates. Parfois, il ne change qu’une poignée de vocables. D'autres fois, des pages entières subissent l’étrange chirurgie. Brice Saint-Lazare façonne une bibliothèque unique au monde.

Il applique ses tripotages littéraires sans discrimination. Parution récente ou antiquité, roman populaire ou classique du dix-huitième, il fabrique les trames les plus judicieuses à ses yeux. Les premières années, Brice se réprimandait. Quelle honte, saccager ainsi l'œuvre d'autrui! De quel droit! Mais il se permet de ciseler les intrigues selon une profonde commande de cohérence, émanant du plus essentiel de son être. Mémorialiste le jour, il devient ré-écrivain dans le secret du soir.


Ce mardi-là, Brice reçoit Achille Praxenthaler. Rivalisant d'érudition, les deux hommes personnifient la finesse. Célébrités de la scène mondaine, ils interviennent lors d'émissions culturelles à la télévision ou à la radio. Profitant de ce que Brice virevolte en cuisine pour parachever l'effeuillée de raie, Achille chipe un livre au hasard.

On ne sait pas au juste les détails de l'accommodement; cependant, six semaines plus tard, Achille est pardonné. Il faut dire qu'en restituant à Brice le volume chapardé, son vieux compère a soumis une sacrée version d'Huckleberry Finn.




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