Chacun son siècle

Un frémissement de buissons s’infiltre par la fenêtre entrebâillée. Alfred ouvre les yeux, examine le papier peint rubis à motifs dorés. Il prend le temps de s’étirer. Puis il délaisse le lit à baldaquin et s’emmitoufle dans son épaisse robe de chambre. L’eau est chaude dans l'âtre; il remplit la cafetière à percolation. À la salle de bains, Alfred tourne les robinets de la baignoire à pattes de lion. Lorsque le café est passé, le bain est prêt. Il s’y enfouit, avec son livre et sa boisson.

Hier soir, il a terminé la lecture des Trois Mousquetaires. Le phonographe jouait des poèmes symphoniques de Liszt—leur grandiose élégance, combinée à la lueur caressante des chandelles, paraissait soulever les mots de la page. 

Hier soir, il a terminé la lecture des Trois Mousquetaires.

Aujourd’hui, Alfred entame un certain Edgar Poe. Son libraire lui en a vanté les mérites: une histoire de manoir au propriétaire souffrant d'anxiété. Aux côtés du narrateur, Alfred chemine en direction d'un obscur marais. Soudain, le coucou jaillit de l'horloge murale. Sapristi!

Alfred s'extrait aussitôt du bain. Il se sèche, endosse son uniforme empesé. Avec les dernières gorgées de café, il avale une brioche puis s'échappe dans la rue. Vite! Pour attraper l'autobus 36, il va falloir presser le pas.



Photo © Stephen Packwood