Deux Regards sur Clotilde

Chère Sonia,
Un mot depuis Saint-Jean-de-Matha où nous nous apprêtons à passer des journées délicieuses. On annonce un temps superbe, ce qui permettra à Erich de réaliser des prouesses au golf pendant que je dévorerai le dernier Colette Decatur.
Prends bien soin de toi!
Clotilde



Cher Max,
Quel rêve! Dix jours de congé. Erich participe à la compétition (nous sommes à Saint-Jean-de-Matha, d’où cette vue idyllique). Quant à moi, j'observe les concurrents, ou je me réfugie dans la nature. Je m'en veux un peu de ne pas jouer. Non seulement ce sport ne m'intéresse que dans la mesure où il captive mon mari, mais en plus, je m’y prends si ridiculement mal que j’agacerais tout le monde. Je plains Erich, solitaire face à ces couples unis, à ces épouses attentives. Il n'empêche que je mène ma propre vie. J'imagine que je pourrais porter un jugement plus positif sur moi-même. Pardon pour ces lamentations auto-centrées.
Je t'embrasse!
Clotilde


Bonjour Grande Lucie!
Oncle Erich et moi, nous sommes en vacances!
Regarde bien l'image : cette jolie rivière contient des brochets et des perchaudes.
Je te ramènerai un petit cadeau.
À bientôt ma chérie, je t'embrasse très fort!
Tante Clotilde


Cher Papa,
Nous voici en villégiature à Saint-Jean-de-Matha.
L'abbaye te plairait. Toute de bois et de vitres, elle s'insère dans la nature telle une réconciliation. Sa présence apaisante autorise mille espoirs.
Je t'embrasse,
Clotilde


Ah ma Sonia,
S'il te plaît, cache cette carte ou détruis-la après l'avoir lue...
Erich et moi rentrons dimanche matin. (donc le 10)
Je l'ai escorté sur le terrain de golf hier et j'ai déclaré forfait à midi. J'ignorais quoi dire, ou, pire, comment me taire. La conversation se limite au minimum afin de préserver la concentration des joueurs, mais certains détiennent un droit de parole, et je ne comprends pas leurs traits d’esprit.
Quelques épouses colonisent le centre de soins, entretenant leur corps parfait par de multiples bains de boue et séances de massage — pratiques que je ne supporte pas plus d'un quart d'heure. Je ne trouve ma place ni d'un côté, ni de l'autre. Ai-je un problème de socialisation?
J'ai commis l'erreur sidérante (plutôt l’acte manqué) de n'emporter qu'un seul livre; si je veux échapper à Top Beauté et à Gold Golf Today, il ne me reste plus qu'à piquer les magazines de décoration, et pourquoi pas un journal à sensation, histoire de m'inspirer. Cela dit, je ne parviens pas à écrire une ligne convenable.
Je t'embrasse fort. Merci pour ta bienveillance.
Clotilde


Ma Sosonia,
T'écrire ouvre une fenêtre de santé mentale au cours de mon séjour ici. Mon moral chute vertigineusement. Suis-je dépressive? Paranoïaque? Je n'arrête pas de me demander ce qu'Erich fabrique avec moi. Je ne suis pas immense comme ces femmes, ni habillée par Givenchy. À côté de ces mannequins, je me sens automatiquement courtaude et fagotée. Pourtant, d'habitude, j'aime mon style, et mon apparence physique.
J'ai tellement hâte de partir! Je crains de gâcher le plaisir d'Erich. Pour une fois que nous choisissons ce qu'il désire... J'espère qu'il n'est pas trop triste que je m'isole ainsi. Je tente de me rattraper au soir en l'interrogeant. Les vocabulaires techniques me fascinent. Par contre, quand nous partageons notre table avec d'autres individus, je perds mes moyens, malgré leur gentillesse — que mon cerveau malade assimile à de la condescendance. Alors je pose davantage de questions. Cela me servira peut-être plus tard pour élaborer un personnage.
Ça me fait du bien de t'écrire. J'espère que ce n'est qu'une cassure temporaire et que les choses s'arrangeront une fois à la maison. Je connais la facture que ce genre de situation peut générer.
Encore cinq jours. Dimanche me semble terriblement loin. D'ici-là, la brebis galeuse incapable de s'adapter va tenter de dissimuler son malaise.
Je t'embrasse fort. Pardonne-moi.
Clotilde


Ma Chérie,
Tu recevras cette lettre à notre retour.
Je voulais te remercier d'avoir consenti à ce séjour. D’ailleurs, c'est toi qui as repéré le tournoi, alors que ce n'est pas ta tasse de thé. Quelle femme merveilleuse!
Merci d'être mon épouse, toi qui as su rester simple, et fidèle à toi-même. Je te regarde sans que tu t'en rendes compte tu sais, avec ta lecture, ton calepin et ton stylo, féminine, distinguée, si personnelle — mon insaisissable, mon adorable littéraire.
Je suis bien fier de toi. Tu me rends profondément heureux.
Ton
Erich





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