My Own Private XDDL

Curieux. D’habitude, je sculpte des proches, famille ou amis; parfois, des individus issus du show-business. Là, les traits évoluent graduellement sous mes doigts, mais je ne visualise pas encore de qui il pourrait s’agir. Il arrive en effet que je commence sans projet spécifique, modelant l’argile un peu au hasard. Même si je réalise par la suite que l’intention était là dès le départ, je tarde à identifier l’objet de mon travail. Ainsi dans le cas de ce faciès espiègle que j’avais baptisé Amanda. En fin de compte, je reconnus Lauren Tewes interprétant Julie McCoy, la pétillante directrice de croisière de la série télévisée La Croisière s’amuse. Dans un autre ordre d’idées, ce que je considère comme une de mes plus belles réussites — exécutée tout à fait consciemment cette fois — consiste en un minois dont l’apparence se modifie en fonction de l’endroit où l’on se place. Pour moi, la pièce incarne la petite-fille de M. Linh, celle-là même de l’inoubliable livre de Philippe Claudel.

Les jours passent et je dois dire que le suspense perdure. À mesure que les traits en cours de modelage se précisent, j’admets qu’ils sortent carrément du lot. De un, j'opte la plupart du temps pour des femmes, ou à la rigueur des enfants, comme les trois fils de ma sœur. De deux, ce visage ne me rappelle strictement rien, ni personne. Ovale, avec une ligne frontale haute et des sourcils fournis qui descendent bas, encadrant des yeux légèrement tombants au regard réflexif. Le nez est droit, son extrémité charnue, et la bouche forme un pli neutre à l'arc supérieur prononcé, plus arrondi que pointu. J’ai inséré quelques rides de front et de sourire, ainsi que des pattes-d’oie.
Inconnu au bataillon. 
Ça changera peut-être; qui sait si la prochaine fois que je soulèverai le linge humide, je ne m’exclamerai pas: «Grand-oncle Viktor!».

Si je suis complètement honnête, il me faut avouer que cette physionomie me met un chouïa mal à l’aise. En même temps, je ressens une pointe de fierté. Indéniablement, je suis en train de créer quelque chose, et ma production a de la personnalité. L’Authentique Inspiration, celle des Maîtres, me gagnerait-elle? Consacrerais-je le reste de ma pratique à façonner des œuvres ingrates qu’acclamera la critique? Je pense aux artistes de l’Antiquité. Également, qui oserait se vanter d’orner sa cheminée d’un buste du Dr House plutôt que d’un politicien chafouin de l’empire romain?

En parlant de chafouin, décidément, cette tête ne me dit rien qui vaille. Même, je me sens vaguement incommodé en sa présence. Au lieu de me dépêcher en direction de l’atelier dès l’éveil et d’y amener mon cylindre de café, je me mets à boire la première tasse au salon, puis la seconde, différant le moment de la confrontation. C’en devient ridicule. Mon loisir prend de plus en plus l’allure d’une corvée.

Enfin, un jour, je dégote dans une boutique à prix réduits une paire de lunettes à cercles invisibles et branches métalliques. Je lui en chevauche le nez, et la sculpture, déjà sèche et nette, est achevée.

Ai-je envie de conserver une face anonyme? bof. Mettons-la de côté pour le moment. Je produis des formats modestes, et mes œuvres non-données s’alignent le long des étagères de la minuscule pièce qui me sert d’atelier. J’ai un peu de quoi voir venir, par contre je ne compte pas en faire une habitude. Je souhaite que créer demeure un plaisir. En outre, je préfère savoir à qui je consacre mes périodes de création (deux ou trois heures en matinée, vive la retraite!) et mon argent (l’argile ne poussant pas sur les balcons).

Après coup me vient l’idée d’altérer la figure mystérieuse, chose que je ne fais jamais en temps normal (à l’exception de l’ajout d’une cicatrice sur le front de ma belle-sœur). D'abord je supprime, comme s’ils avaient été épilés, les sourcils si particuliers. Puis, je les replace comparablement à l’origine et je rase le crâne inconnu.

Et soudain, je sais qui c'est. Je dépose ma tasse de café, transfère quelques modèles exposés au premier rang (j’ai pas mal produit ces derniers mois) avant de trouver celui que je cherche. Ensuite, je me précipite sur ma tablette afin de comparer les physionomies — je m’emballe certainement…

j’ai pas mal produit ces derniers mois

À la recherche d'un lien, je scrute les journaux avec fébrilité. Le père de famille a-t-il résidé à Quimper, où vivent mes cousins germains? Sa fuite l’a-t-elle mené en Bavière? nous sommes-nous côtoyés au pied de fjords norvégiens? Au fil du temps, je glane des éléments biographiques à coup de podcasts et émissions spéciales. Je passe en revue quantité d’articles sordides sur Internet, et m’abonne à des mensuels d’enquêtes et faits-divers — sans résultat probant en dépit de l’effarant monceau d’information publiée à son propos, et dont j’ignore le ratio mensonge / vérité.

Finalement, je ne vois pas où nos routes se sont croisées. Dans une vulgaire chaîne de restauration autoroutière? Je me persuade que j’exagère la ressemblance, pourtant sidérante, entre le visage que j’ai composé et celui du Français recherché depuis des années, soupçonné du meurtre de sa femme et de leurs quatre enfants. Et si l’évolution de ma sculpture rendait fidèlement compte des différents stratagèmes dont a usé le fugitif pour brouiller les pistes?

Une nuit, je m’éveille en sueur. Et ce guide de randonnée écologique à Savannakhet, en janvier dernier? N'affichait-il pas un renflement mammaire inattendu? Celui-ci serait-il dû à une thérapie hormonale féminisante? Si j'y retourne, serais-je sois cette fois accueilli par une dame avenante, dont l'entreprise aura prospéré — prospéré? ah non, ça, sûrement pas.



Photo © Pelayo Arbués