Le Sac

Derrière son comptoir, Jonas guettait la coopération du client: ôterait-il ses écouteurs? Contrairement à la croyance populaire, le métier de libraire exigeait des trésors de diplomatie. D’un doigt, Jonas se tapota l’oreille. La magie opéra, et il en profita pour poser sa question:
— Voulez-vous un sac?
— Euh... oui.
L'individu paya et sortit.

Après lui venait une femme dans la cinquantaine. Louise portait aujourd'hui un chemisier jaune pâle. D'habitude, elle revêtait un tailleur, mais là, elle était en congé. Elle déposa un livre sur le comptoir.
— Bonjour! dit Jonas.
— Bonjour!
— Ça fait vingt-deux tout juste.
— Parfait.

Louise dégaina son portefeuille de son sac à main et brandit une carte de crédit. Le caissier l’interrompit sur sa lancée.
— Un sac?

Peut-être lirait-elle son livre à la terrasse de ce café devant lequel elle passait chaque matin.

Par principe, Louise en achetait systématiquement un, même si elle se rendait à la voiture aussitôt. C’était plus pratique: si elle ajoutait une course imprévue à son programme? Tant pis pour l’amoncellement de sacs réutilisables dans le placard de l’entrée. La planète n'allait pas sombrer parce qu'elle, Louise, s’autorisait un sac supplémentaire. Quand les hyper-privilégiés cesseraient de se déplacer en jet privé, on en reparlerait.
Elle regarda le caissier dans les yeux et répondit:
— Oui, s'il te plaît.

Sur l’écran, Jonas compléta la transaction, puis désigna le terminal bancaire. Ensuite il s’empara du sac emblématique de la librairie. Carte en main, Louise contemplait la scène; elle plongea dans d'autres réflexions. Au fond, avait-elle vraiment besoin d'un sac? C'était le premier jour de ses vacances. Dehors, le soleil brillait. Une période de liberté se présentait, encore pleine de promesses. Peut-être lirait-elle son livre au parc ou — pourquoi pas — à la terrasse de ce café devant lequel elle passait chaque matin, sans jamais s'y arrêter. De là, elle pourrait flâner. Peut-être dénicherait-elle le cadeau d'anniversaire idéal pour son frère? Elle se procurerait même de quoi préparer un gâteau. Il serait surpris, ça oui!
Ainsi Louise décida-t-elle que non, assurément, elle n'avait pas besoin d'un sac; dorénavant, elle en choisirait un dans sa collection avant chaque déplacement.

...entretemps, le caissier avait enfourné le livre dans le sac. Revenue à la réalité, Louise se retourna rapidement. Derrière elle, trois clients patientaient. Elle jaugea la situation. Pouvait-elle changer d'avis? Bien sûr que oui. En même temps, le sac était pas mal. En tissu beige, il figurait une tasse fumante juchée sur une pile de bouquins. En définitive, Louise se contenta d’appuyer sa carte de crédit sur le terminal.

Elle n'irait pas lire son livre au café.






Paru dans le Journal Renaud-Bray
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