Combats invisibles

Dix-huit heures douze. Où reste Yaëlle? J’ai pourtant fait mes devoirs: elle passe ses dimanches soirs à la maison — seule. Ça fait un petit moment que j’essaie de la piéger. En cette journée pluvieuse couronnée d’un crépuscule glacial, j’en suis sûr: je réussirai.

Pour me distraire, j’imagine Yaëlle au supermarché, tergiversant devant des plats surgelés (hypothèse haute, signifiant qu’elle sera bientôt de retour). À moins qu’elle ait rencontré des amis (hypothèse basse). Tapi à côté de la porte, j’étudie la pièce une fois de plus. Un poêle coiffé d’armoires occupe le mur de gauche. Face à l’entrée, une lucarne découpe l’étroite façade. À droite, le divan, avec ses marionnettes criardes appuyées au dossier. Justement, une paupière garnie de cils démesurés m’adresse un sinistre clin d’œil.

Que vais-je devoir subir encore? Le cri strident d’une bouilloire? 

Sentant la peur me gagner, je dirige mon attention sur la fenêtre striée de plantes. De minuscules cactus, que Yaëlle arrose à la seringue. Des bégonias aux teintes vétustes. Un figuier, euh… gloups. Une feuille souple se détache du figuier. Elle se met à ramper dans ma direction, produisant un immonde bruit de succion. Un effet du vent, assurément. Ne me suis-je pas moi-même infiltré par la lucarne entrebâillée?

Dès lors qu’une fourchette volante me transperce de ses dents pointues, je comprends que le logis m'a déclaré la guerre. Que vais-je devoir subir encore? Le cri strident d’une bouilloire? Les mille morceaux d’une ampoule suicidaire? Dégoûté, je me sauve par la fenêtre.

À peine une minute plus tard, Yaëlle pénètre dans l’appartement. Elle lâche un sac en papier sur la table et, se ruant vers moi, verrouille la lucarne. Zut! je n’ai pas eu le temps de broncher. Allumant la chaîne stéréo ainsi que plusieurs lampes, elle métamorphose les lieux. Je perçois des notes de jazz… Chet Baker. I get along without you very well. Ben voyons.

Yaëlle réchauffe de la soupe, tranche du pain maison. Ça a l’air bon… Elle extrait un gros bloc de fromage du sac en papier. Coup final, elle sort un magazine tout neuf de sa besace. Rendons-nous à l’évidence: elle ne sera pas déprimée aujourd'hui.



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