Mon Père de Prague

Décidément, il était peut-être temps que j’écrive à Papa. Voire que je planifie un voyage. Voyons. Ça faisait… un an et demi? Non… deux ans que je ne l’avais plus vu, calculai-je en sortant du magasin.

Nous nous appelions parfois. Lui, en fait: lui m’appelait. Il bénéficiait d’un bon forfait avec sa nouvelle ligne fixe et trouvait inutile que je débourse pour communiquer avec lui. Ça m’avait déjà frappé: en cas d’urgence, je ne disposais même plus d’un numéro où le joindre. Fils indigne. Mais lorsque je lui envoyais un courriel, il répondait immédiatement.

Ce n’était pas la première fois que je croyais le voir. Possédait-il un genre de sosie? Je dis un genre, parce que le type lui ressemblait, et ne lui ressemblait pas. Le bloc des traits du visage, oui; mais pas les cheveux, ni le style vestimentaire. Papa s’habille un peu comme ça lui vient, indépendamment des couleurs; or sa réplique se vêtait davantage comme un gentleman farmer, vestes de velours côtelé, pantalons de tweed, bottines.

Je possédais encore une clé de son appartement; en cas d’absence, j’attendrais à l’intérieur.

Ou alors, il n’était pas question de sosie et mon esprit s’emballait, tentant de reconstruire l’image de mon père parce que… parce qu’il me manquait? Ça allait faire pas loin de dix ans que j’habitais Prague. Ce n’est pas que ce soit extrêmement éloigné de Nancy, ma ville d’origine, mais le trajet nécessite des escales, et le prix de l’avion grimpe vite. Quant au train, oublions ça, il faut changer trois fois au minimum.

Pour éviter de lui faire de la peine en ne lui consacrant que peu de temps, il m’arrivait de rentrer sans avertir Papa. Au cours de ces déplacements, je rencontrais seulement mes amis, et je logeais chez eux. Je m’étais toujours dit que si je le croisais par hasard, je lui dirais que je ne faisais qu’un saut, par exemple pour un mariage. De toute façon, la dernière fois qu’on s’était vus, il y a deux ans, nous ne nous étions qu’entr’aperçus, partageant un unique repas dans un restaurant à proximité de son domicile, et je m’étais demandé s’il tenait vraiment à entretenir la relation, en fin de compte.

Voilà ce que j’allais faire, décidai-je pour éliminer le fond de culpabilité, en pressant le pas car quelques gouttes s’étaient mises à tomber. Je surprendrais mon père lors de mon prochain séjour au pays. Je possédais encore une clé de son appartement; en cas d’absence, j’attendrais à l’intérieur.


Je n’eus pas besoin de mettre mon plan à exécution. Avant que j’aie ne fût-ce que réfléchi à la période durant laquelle programmer ce voyage, je croisai à nouveau le gentleman farmer. Je rendais visite à mon amie Zuzana, et en passant devant la librairie internationale, j’avais repéré le fameux sosie en train d’examiner un livre. Je parvins à m’approcher suffisamment pour en déchiffrer le titre; et à ce moment précis, l’homme qui portait un gilet sur une chemise à carreaux — c’est vrai qu’il faisait doux — leva les yeux et m’aperçut. De la frayeur jaillit dans son regard, qui se figea. Ah bon? Ressemblais-je, moi aussi, à quelqu’un qu’il connaissait? Ou qu’il craignait? Quelqu’un de mort, même, peut-être?
Un instant, l’inconnu parut hésiter et j’eus le sentiment qu’il allait quitter les lieux; mais il se ravisa. Sur son visage apparut un sourire tranquille.
— Il fallait bien qu’un jour…

Embarrassé, je songeai qu’il me confondait avec quelqu’un d’autre. L’âge lui mélangeait-il les souvenirs? En émettant cette hypothèse, j’oubliais que je l’avais moi-même confondu avec mon… avec mon père, réalisai-je tandis que l’homme ôtait sa perruque et se débarrassait de ses lunettes. En effet, Papa avait toujours bénéficié d’une excellente vue.
— Joachim… dit-il en me fixant avec humilité.
— Papa?
— Je te dois une explication, je crois…

Ainsi, peu après mon installation dans cette ville, Papa s’était mis à l’apprentissage du tchèque. Au moment de prendre sa retraite, il était venu vivre dans la banlieue de Prague. Il avait étudié ma routine. M’apercevoir de temps en temps, constater que j’allais bien le rendait heureux. Il s’avéra que changer complètement de vie à son âge lui avait procuré de nombreuses sources de contentement.

Nous prîmes l’habitude de passer du temps ensemble chaque semaine, mais parfois, c’était plus difficile à organiser car Papa avait désormais une compagne, celle de qui il avait accepté les conseils vestimentaires avec beaucoup de sagesse.



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