Rouge Guérilla

Avec un sourire, le client me tend son livre. Je m’en empare, le retourne pour le scanner et remarque une pliure sur la jaquette. Insoupçonné pouvoir du libraire! En général, si l’individu a claqué son document sur le comptoir sans dire bonjour, je m’abstiens de mentionner l’inconvénient. Précisons que je n’exige pas grand-chose en matière de civilités. Par exemple, je ne m’offusque plus de l’usage du téléphone cellulaire, à condition que l’on m’ait gratifié d’un signe de tête. Je compense par de prodigieux bénéfices du doute: unetelle communique avec son fournisseur d’électricité au terme de vingt-quatre minutes d’attente; untel console son enfant malade.

Si l’on m’a salué poliment et qu’il reste plusieurs exemplaires du bouquin, je révèle l’imperfection et cours chercher une nouvelle copie. Parfois, la personne propose de s’en charger; j’apprécie ce genre d’attentions, cependant l’expérience m’a enseigné que les clients confondent fréquemment les sections. Sans compter que la réinsertion dans la file nécessite un tact inouï — au moins cinq mesures de diplomatie et un brin d’autorité. Je l’admets, à l’approche de la fermeture, je passe sous silence les taches microscopiques.



Il s’avère que nous possédons une haute pile de Rouge Guérilla.

— Le coin est corné, dis-je. Je reviens tout de suite!

— Oh, pas besoin, répond le client. C’est pour ma copine, elle jette toujours les couvertures.

Je ne demande pas pourquoi, car deux personnes patientent derrière lui.

Certes, je retire moi aussi les fragiles enveloppes qui garnissent quelquefois les ouvrages. En revanche, je les replace après lecture: selon moi, volume et jaquette se complètent. Mais on parle ici de déshabiller à jamais les documents. Au fond, une couverture, est-ce si important?

Je me revois soudain, adolescent, savourant le catalogue du club de livres. On détachait le timbre correspondant au titre choisi, et on l’apposait sur le bulletin de commande. Aaah, L’Amour vivant et son couple dénudé, allongé sur une peau d’animal… Quelle délicieuse évocation du désir, si différente du modèle parental! Et que dire de l’exquis visage de Nastassja Kinski ornant Tess d’Urberville

Encadrer les couvertures de mes œuvres favorites, voilà une pertinente décoration! Que de cohésion à suspendre côte à côte les dramatiques demeures illustrant Les Vestiges du jour et Les Hauts de Hurlevent! Et si je fabriquais mes propres cartes postales, à partir de photocopies couleur? C’est décidé: lors de mon prochain séjour à Rome, je pousserai jusqu’à Tarquinia, afin d’honorer le languide conte de Duras.

Entre deux transactions, les idées foisonnent. Élaguer l’image à la verticale ou à l’horizontale donnera des marque-pages. Les photos des écrivains? Un jeu des sept familles! Voyons… littérature de langue française, poésie, suspenses, romans, psychologie populaire, bandes dessinées, jeunesse: on y est. Aussi, un catalogue composé des quatrièmes de couverture, nonchalamment déposé sur la table basse, occasionnera des conversations palpitantes.

Bénissant une fois de plus mon choix de carrière, j’adresse un remerciement à l’inconnue aux singulières manies.



photo @ https://unsplash.com/photos/Oaqk7qqNh_c