En Déplacement

J'avais préféré me mettre en route la veille au soir. J'aimais dormir à l'hôtel, et ces séparations de courte durée nous procuraient un délicieux dérivatif à Clémence comme à moi. L'avion atterrit aux alentours de dix-neuf heures; quarante-cinq minutes plus tard, je pénétrais dans une chambre d'un luxe épuré. Passant la main sur les draps veloutés du lit, j'envisageai de commander mon repas. J'emportais toujours un livre quand je voyageais. Mais après une bonne douche, revigoré, j'optai pour le restaurant de l'hôtel.

Celui-ci donnait sur la plage. Son atmosphère intime convenait à mon état d'esprit: des plantes disposées entre les tables isolaient les convives les uns des autres, et je m'installai le long de la fenêtre. Presque aussitôt, un serveur me tendit un menu. Mais avant que j’y lise quoi que ce soit, un chariot de desserts déroba mon attention, destiné à un couple un peu plus loin. Un figuier lyre me cachait le visage de la dame, et l'homme me tournait le dos, cependant je le reconnus sans peineil s'agissait de Mason, mon plus vieil ami.

Des plantes disposées entre les tables isolaient les convives les uns des autres

Alors comme ça, Joyce et Mason s'accordaient une petite escapade! Mariés eux aussi depuis trente ans, ils s'entendaient exceptionnellement bien. De notre côté, Clémence et moi menions une existence intéressante. Une véritable attirance nous liait encore, ainsi qu'un profond respect. Nous nous amusions ensemble, et composions avec le reste. Mason et Joyce, quant à eux, paraissaient danser à travers la vie. À l'orée de la soixantaine, ils formaient un couple magnifique. Mason arborait une épaisse chevelure argentée, et Joyce entretenait sa blondeur naturelle. Leur entente physique était comparable à celle des premiers jours, affirmait souvent Mason. Par ailleurs, en politique, cinéma ou musique, ils partageaient les mêmes prédilections.

Et si je leur faisais servir une bouteille de champagne? Je m'apprêtais à héler le serveur, lorsque je réalisai que la dame assise en face de mon ami n'était pas Joyce. Elle lui ressemblait néanmoins, de loin. Toutefois, si ses cheveux blonds encadraient une figure d'une beauté stupéfiante, elle n'avait pas la moitié de l'âge de Joyce.

Mason, une maîtresse? Se pouvait-il que la jeune femme fût sa fille, issue d'une autre relation? Ils auraient donc connu de réelles difficultés, en fin de compte. Mais Mason et sa compagne se levèrent, et la façon dont ils s'enlacèrent brisa mes ultimes illusions.

Vers minuit, incapable de m’endormir, je contactai mon camarade par message-texte. «Aussi au Clarendon. Hall dans 15?» La réponse ne tarda pas. Nous marchâmes un moment en silence sur la plage, après quoi il prit la parole.
— Tu en apprends plus sur moi en une soirée qu'en de nombreuses années.
— Je ne sais pas, dis-je avec calme.
— Catheline...
— Catheline? C'est son nom?

Ils se fréquentaient depuis quelques mois. Ils travaillaient pour la même compagnie. Mason me révéla qu'il avait côtoyé d'autres très jeunes femmes au cours des années précédentes, à l'insu de son épouse.


En réintégrant ma chambre cette nuit-là, je pensai à Joyce, qui serait dévastée si elle découvrait que trente ans de mariage se soldaient par une double vie. Je me sentais trahi également. Ma réunion ne débutait qu'à onze heures le lendemain et je me versai un dernier verre. Assis dans un fauteuil, je me recueillis face aux vagues qui s'agitaient en gros blocs de mer obscure.

Je me souvins d'épisodes durant lesquels j'avais dénigré ma relation, l'opposant à celle de mon ami. Clémence, pas aussi superbe que Joyce, s'habillait avec moins de chic. Agréablement féminine, elle présentait plus d'embonpoint. Certains des sujets qui me captivaient ne la rejoignaient pas; ses efforts pour écouter le récit de mes reportages entomologiques me touchaient d’autant plus. Elle valorisait mon travail. Pour ma part, je jouais avec enthousiasme mon rôle de beau-fils auprès de son père, un homme égocentrique. À plusieurs reprises dans notre longue aventure de couple, je m'étais questionné. Cela valait-il la peine de s'adapter, de soutenir l'autre, envers et contre tout? Indéniablement.

Et pourtant. Moi aussi, j'en étais venu à renier mes valeurs. Pour une inconnue… saccagé par la passion, je rampais en enfer, prétendant vivre enfin. Clémence m’avait sauvé. Notre amour, différent de celui de nos amis, rayonnait aujourd’hui.



Photo ©  Nwar Igbariah