Milo allume la radio. Manipulant le curseur, il lorgne du côté de Clarisse.
— Jazz ou musique classique?
— Jazz, répond-elle.
Comme si Milo l'ignorait — malgré dix ans de vie commune. Il répugne à décider pour Clarisse, c'est plus fort que lui. Il doit vérifier. Si sa compagne souhaitait autre chose aujourd’hui, pour une raison connue d'elle seule? Milo sélectionne la station. Le temps d’un couplet, il se concentre sur les bandes de paysage à gauche et à droite de l'autoroute. Puis il demande:
— Chérie?
— Oui Trésor?
— Tu n'as pas trop chaud, trop froid?
— Non, merci, ça va. Toi?
— Oui, moi aussi, c'est bien. Merci.
La radio passe une reprise de I put a spell on you, de Screamin' Jay Hopkins.
— J'adore chaque version de cette chanson, dit Milo.
— Tu as déjà vu la vidéo originale? C'est fabuleux!
— Oui. Un démon désespéré... Les reprises sont bonnes aussi, souvent très novatrices.
Milo veille toujours à ce que Clarisse comprenne le fond de sa pensée. C'est parfois fastidieux d'expliquer les détails de son ressenti. Et elle? Est-ce fastidieux pour elle, d'entendre des précisions superflues? Il s'interroge à ce sujet, de temps en temps — si peu. Il guette plutôt le problème suivant.
— Chérie, as-tu envie de t'arrêter bientôt? Tu as soif?
— Ça va, et toi?
— Je prendrais une boisson fraîche, mais sans urgence, tu sais, lorsque cela te conviendra. Si tu veux que je conduise, tu me le dis, d'accord?
— Oui, mon Mimilo, je te le dirai.
Trente secondes s'écoulent en silence.
— Tu vas bien ma chérie?
— Oui et toi?
— Merci, oui. Tu souhaiterais parler de quelque chose en particulier?
— Comme tu veux. C'est le matin, tu sais.
Milo aime aussi comprendre le fond de la pensée de Clarisse. Il scrute ses paroles, mesure les inflexions de sa voix. Il lui prête des intentions.
— Tu veux dire, c'est le matin, donc je peux choisir la conversation parce que ton esprit dort encore un peu, ou, c'est le matin, tu préfères ne pas beaucoup discuter pour l'instant?
— Comme tu veux, chéri. C'est le matin, il ne faut juste pas trop attendre de moi.
Quand Milo n'en peut plus, il explose. Il hausse le ton, martèle les mots.
— Bon, dit-il. Je vais cesser de faire des efforts de communication. Pardonne-moi de t'importuner dès le début de notre séjour. Je suis drôlement bête, pas vrai? Enchanté de notre mini-voyage, comme si on partait au bout du monde, je bavarde, je jacasse, je déblatère...
— Chéri...
— Quoi, «chéri»? Je ne devrais pas dire ça? Ah, c'est vrai, je parle encore!
— Allez, Trésor. Ça va bien! On va s'arrêter et prendre un café. Après, on sera sur la même longueur d'onde.
Mais ils sont rarement sur la même longueur d'onde. L'enthousiasme autant que l’anxiété électrisent le cerveau de Milo. Il y a cette nécessité de détails, toutes ces complications. Si seulement il assimilait: au matin, Clarisse reste tranquille. Elle éclot à son rythme. Elle n'est ni fâchée, ni malade. Et puis, oui, si elle a froid, elle montera le chauffage. Elle ne va pas se négliger, elle. Elle répond à ses besoins. Une partie de son bien-être est autonome de Milo. Mais il n'assimile pas.
En cuisine, c'est pareil. L'oignon, dans une salade, il vaut mieux le couper très fin. C'est plus digeste. Alors Milo coupe l'oignon très fin. Une fois. Deux fois. La troisième, il a oublié. Ils digèrent mal. Clarisse ne se plaint pas: comme c'est gentil à Milo d'avoir cuisiné!
— Tu as raison, chérie, dit-il finalement. Ça va nous faire du bien, un bon café.
— Je t'aime, tu sais, mon Mimilo.
— Moi aussi je t'aime, chérie!
Avant, Milo lâchait prise nettement plus tard. Il criait, claquait des portes.
Maintenant, le café a meilleur goût.
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