— En concluant un accord avec notre société, vous nous autorisez à piloter votre existence pour une durée de huit semaines, dit madame Cherel.
— Oui, répond Madeleine. J'en suis consciente. Je l'ai lu sur la brochure que m'a donnée mon psychologue.
— Bien. Je vous rappelle que nos services sont garantis. En cas d'insatisfaction trois mois après la mise en place, nous rétablissons la situation de départ. Vous retouchez jusqu'à soixante-quinze pour cent des honoraires.
— Oui.
— Je vous propose de relire le document, puis de le signer, déclare madame Cherel.
Les deux femmes se serrent la main. Certains économisent pour réaliser le tour du monde; Madeleine a épargné pour faire le tour de sa vie.
Depuis la signature, elle va mieux. Son travail lui pèse moins. Le soir, au lieu de regarder la télévision, Madeleine écoute de la musique ou elle cuisine. Elle lit. Pour peu, elle renoncerait. Cependant le département des ressources humaines d'Une Seule Vie® a déjà négocié son congé. L'agence prospère, on en parle dans les médias. Des succursales ouvrent aux quatre coins de France. Le concept s'exportera bien.
Une équipe souriante accueille Madeleine à l'institut. Elle emménage dans une chambre coquette; sa fenêtre donne sur une cour intérieure au centre de laquelle gazouille une petite fontaine. L'après-midi même, on ébauche le portrait psychologique de la pensionnaire. Utilisant des méthodes ludiques, de jour en jour, les thérapeutes soulèvent les écailles de sa carapace. Quels sont ses meilleurs souvenirs? Ses plus cruelles blessures? Ses accomplissements? Des zones ignorées de l'intéressée émergent de l'ombre.
On ne néglige pas non plus la santé physique. L'institut possède son propre bassin de natation, offre un service de massage, bénéficie d'une cheffe qui concocte des repas appétissants et sains. Lors des pauses, les pensionnaires flânent dans les jardins. Ils créent des liens.
Au bout de trois semaines, Madeleine semble renaître. Reposée, soignée, éloignée de ses préoccupations et de ses questionnements, elle a tiré parti d'une cure de jouvence. Elle ne ressent pas la nécessité de progresser davantage. Elle a compris le pouvoir d'un bon sommeil et d'une alimentation équilibrée. Elle retiendra la leçon. Fière de ses résolutions, elle les annonce à la directrice.
— Oui, répond celle-ci. Et vous tiendrez le coup combien de temps?
La phrase tombe comme un couperet.
C'est mal connaître Madeleine: motivée comme jamais, elle compte modifier son quotidien en tous points. Elle commencera par repeindre son appartement. Elle organisera des dîners, mêlant famille et amis; elle s'inscrira à des cours de photographie, son rêve d'enfant. Même son style vestimentaire changera.
À l'institut, on appréhende ces revirements. Mus par le besoin de métamorphose, les clients évoluent vite. Trop vite, parfois. Dans ces cas-là, il devient difficile de les aiguiller.
![]() |
elle s'inscrira à des cours de photographie, son rêve d'enfant |
Quelle énergie! Dans le métro, Madeleine calcule. Elle fera livrer la peinture. Mais d'abord, une nouvelle garde-robe. Ne fût-ce qu'une jupe, un pantalon, deux ou trois corsages. Un manteau et des chaussures — une seule paire pour débuter. Le magasin qu'elle réservait précédemment aux exceptions deviendra sa boutique attitrée. Il lui reste suffisamment d'argent, et puis, elle sera remboursée d’une partie de son investissement.
Assise sur le plancher du salon au milieu des pots de couleur, Madeleine s'interroge. Déplacer les meubles? Elle a oublié de se procurer des feuilles de plastique pour les protéger. Découragée, elle regarde du côté du divan. Les nouveaux vêtements s'y amoncellent. Elle les a réessayés ce matin. Elle les trouve ternes. Se peut-il qu'elle les regrette déjà? Plutôt que se poser tant de questions, ne ferait-elle pas mieux de retourner travailler? Dans sa tête résonnent les paroles entendues à la petite soirée improvisée la veille.
— Alors c'est ça ta transformation? Économiser plus d'un an pour quelques pots de peinture... Demande-moi conseil la prochaine fois, ça te coûtera moins cher!
— Un blazer en velours brun? C’est pas très féminin...
— Tu es sûre que tu vas bien?
Madeleine veut, pourtant. Elle ouvre un pot de peinture, en projette le contenu sur le mur. Elle se met à pleurer. C'est alors que les paroles de la directrice remontent en elle. Madeleine a franchi la moitié du chemin. Déterminée à parcourir la seconde moitié, elle ne range pas les vêtements, n'empile pas les pots le long du mur. Elle vérifie juste que la cuisinière est éteinte. Ensuite, elle monte dans un taxi et rentre sur-le-champ à l'institut. Cette fois, plus d'hésitation.
Après une courte convalescence, Madeleine suit le programme minutieusement établi à son intention. Bientôt, elle visite des appartements en compagnie de l’agent d'Une Seule Vie®. Elle passe des entrevues d'embauche, consulte des magazines de décoration, donne son avis. On ferme le deux-pièces parisien: il patientera jusqu'à l'issue du projet. Madeleine emménage à Châtillon, à une dizaine de kilomètres au sud-ouest de Paris. Proche du cœur commercial, bien conçu, le logement a été arrangé en fonction de ses goûts.
![]() |
Louise emménage à Châtillon |
Une semaine après le déménagement, elle prend son poste de commis aux fournitures, à l'académie d'art. Grâce aux compétences acquises auparavant, l'ex-vendeuse en papeterie se révèle efficace. Elle partage avec ses collègues son étrange cheminement. Son aventure suscite de l'intérêt.
Pour se rendre à l’académie, elle utilise les transports en commun. Son horaire, du lundi au vendredi de 8h à 16h, lui permet de consacrer du temps à la photo. Les prescriptions du cabinet comportent aussi un abonnement à un ciné-club: chaque mardi, Madeleine participe à la soirée-débat. Elle continue de fréquenter certains de ses amis parisiens. Au terme du contrat, elle marque sa totale satisfaction.
Pour la Saint Sylvestre, Madeleine enfile un complet de tweed. Cette fois, personne ne prononce de remarque désobligeante. Il faut dire qu'elle resplendit.
Photos © Alexander Andrews, Simon Hurry