Le Boulanger de Johannes Vermeer

1932, époque contemporaine, Nord de la Belgique. Josépha van Rijsewijk naît dans un village flamand, morne et toutefois sympathique. Originaires des Pays-Bas, ses parents sont issus d'une longue lignée d'artisans. Ils confectionnent des dragées, ces bonbons nappés de sucre coloré destinés aux baptêmes.

À l'âge de dix-huit ans, Josépha quitte l'école ainsi que la maison parentale.

Elle a obtenu un poste dans une confiserie située Chaussée de Wavre, à Bruxelles. Bientôt, elle y introduit les dragées familiales. Lorsqu’elle hérite de la compagnie, elle rachète le commerce bruxellois et s'installe dans l'appartement attenant. Placide, aimant son métier, Josépha conserve une clientèle éprise de qualité.

Le temps passe.
Ses parents sont issus d'une longue lignée d'artisans.

Voilà Josépha à l'âge de soixante-douze ans, ou septante-deux comme on dit en Belgique. Le jour, elle lit des romans d'amour dans sa cuisine. Des clochettes attachées à la porte de la confiserie annoncent l'arrivée des clients. À l'étage au-dessus vit Vincent Rompuy. Âgé d'une quarantaine d'années, au chômage, il s’occupe du ménage de Josépha en échange d’un payement modique. En réalité, il se contente d'activer l'aspirateur, puis il feuillette un magazine tandis que l'engin gronde, pour terminer par mettre un semblant d'ordre. Josépha ferme les yeux sur ce bancal arrangement.

Un automne, pour cause de mauvais froid, elle garde le lit pendant deux semaines. La période est mal choisie: on est au mois d'octobre, les baptêmes se succèdent sans arrêt dans cette région-là du monde. Confrontée à une porte fermée là où elle se fournit depuis des décennies, la clientèle se rabat sur les grands magasins. À demi rétablie, Josépha recommence à travailler et finit par rendre l'âme, emportant dans la tombe une recette inédite de chocolat blanc. Ne laissant aucun descendant, elle a tout légué à Rompuy, qui organise un enterrement rudimentaire.

Il ne reste plus qu'à débarrasser l'appartement. Après avoir fait le tour des lieux et empoché les billets repérés dans une boîte à biscuits, il appelle un chiffonnier. C'est là qu'entre en scène Olivier Lescault, marié et père de cinq enfants. Sa femme, Astrid, rafraîchit et revend les meubles abîmés. Ils forment une famille unie, malgré de fréquentes difficultés à finir le mois. Pour cette raison, en dépit de l'heure tardive, le chiffonnier accepte de venir le soir où Rompuy lui téléphone — ce dernier veut résilier le bail sans délai.

Olivier balaie la cuisine du regard, jette un œil à la chambre. Le mobilier et les effets sont banals. Il n'a pas de temps à perdre, mais, fatigué, il s'assied un instant sur le lit. C'est alors que les deux tableaux accrochés au mur attirent son attention. Connaisseur, il examine les peintures: leurs tons passés encore chauds, l'harmonie de la composition, la sérénité qui se dégage des scènes simples — une femme coupant du pain, une ruelle. On dirait de bonnes reproductions de Vermeer. Certes, ce ne sont pas les plus célèbres, par contre elles sont anciennes. Olivier pense pouvoir en tirer un certain prix.

Campé dans la boutique, Rompuy s'impatiente. Assurément, la vieille bique ne pouvait rien posséder d'intéressant. Olivier vide l'appartement. Il est tard quand il rentre à la maison, mais l'amateur d'art en lui, qui n'a jamais sommeil, consulte son encyclopédie à la lettre V. Il soupire. Il s'est trompé. Si les toiles ressemblent bien à des Vermeer, aucune ne correspond aux tableaux peints par le maître. Enfin, elles n'en sont pas moins superbes. Une soudaine impulsion pousse Olivier à ôter un peu de poussière compactée dans un coin. Il reconnaît dessous la fameuse signature. Bouleversé, Olivier pressent qu'il s'agit de Vermeer inconnus, malgré une anomalie de taille : les tableaux paraissent vieux de cent ans tout au plus, et non de trois siècles.

Dans les jours qui suivent, la découverte d'Olivier Lescault déchaîne les passions. Critiques d'art, curateurs et journalistes se relaient l'affaire. Le verdict tombe, à l'unanimité : les peintures sont authentiques. Elles sont mises sur le marché. La famille Lescault, désormais détentrice d'une gigantesque fortune, s'offre des vacances bien méritées.

***

1632, fin de la Renaissance, en Hollande. Johannes Vermeer naît dans une petite ville paisible et lumineuse que l'on nomme Delft. Il décède quarante-trois ans plus tard après une vie pleine de tumulte, laissant derrière lui sa veuve, leurs onze enfants, et une quarantaine de chef-d'œuvres. Demeurée seule et sans ressources pour élever la progéniture, Catharina Vermeer vend plusieurs toiles. Malheureusement pour elle, il faudra attendre deux cents ans avant que l'œuvre connaisse le prodigieux succès que l'on sait. La veuve remet également des tableaux aux commerçants envers qui le couple a contracté des dettes. Deux peintures sont ainsi données au boulanger, Cornélis van Rijsewijk, qui les suspend à son mur. Elles entrent dans la culture familiale et deviennent un héritage affectif, scrupuleusement transmis de génération en génération de boulangers, pâtissiers, puis confiseurs.

Ignorant la valeur monétaire des toiles, les van Rijsewijk les apprécient cependant suffisamment pour les badigeonner un jour d’un sirop de leur confection, les préservant, d’une manière aussi inédite qu’efficace, des ravages qu’exerce parfois le temps.



Basé sur des faits pas encore connus.
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