L'échéance arrive à son terme. Sous les dehors d'une employée appliquée, j'étais sensée séduire le directeur, gagner sa confiance et saboter la compagnie en livrant des informations confidentielles aux entreprises concurrentes. Au lieu de cela, j'ai sympathisé avec mes collègues, et je me suis contentée de faire ce qu'on me demandait, c'est-à-dire organiser les rendez-vous, planifier les déplacements, rédiger le courrier.
Quel changement! Ne pas dissimuler, ne pas mentir. Ne pas être responsable de catastrophes. Quel précieux sentiment que la sérénité... De plus, j'ai découvert la signification du mot «amitié». Des voisins, des collègues et des proches de ceux-ci, côtoyés à des réceptions ou à des soirées privées, me témoignent un intérêt que je peux sincèrement leur rendre, sans calcul, sans autre intention que de partager des moments agréables.
Pour la première fois de ma vie, j'ai envie de faire le bien — en tout cas, je refuse de faire le mal. Il me faudra affronter Le Patron. De toutes façons, je dois quitter mon poste actuel et Lui rendre des comptes. Ensuite, le protocole veut que je patiente jusqu'à ce qu'Il me confie mon prochain contrat. Cependant, je doute de cette partie-là du programme.
Quelques jours avant qu'expire ma mission en cours, je sollicite un entretien avec Lui. Je m'habille de mon mieux, choisissant un élégant tailleur jupe. Mon but n'est pas de Lui plaire: je veux L'influencer. Dans ce domaine, je m'y connais. Par ailleurs, j'ai collaboré longtemps avec Lui, et je travaille bien. Il se peut que cela joue en ma faveur. Je développe un argumentaire autour de mes loyaux services, de ma motivation disparue, de la nécessité de laisser la place à des idées plus contemporaines. Je mentionne aussi l'échec de ma mission actuelle, preuve indiscutable qu'Il doit m'exclure de l'équipe. Au terme d'un pénible après-midi passé dans un de Ses bureaux, contre toute attente, Il accepte.
Comment aurais-je pu savoir que le premier mandat de mon remplaçant serait de m'éliminer? Je suppose qu'en cessant de répandre le mal, j'ai également arrêté de le suspecter. J'écris depuis mon lit d'hôpital. Ma main se fatigue. Une douleur atroce a élu domicile dans mon ventre. Le cancer qui me ronge en a bientôt fini avec moi.
Mes amis sont là, rassemblés pour mon euthanasie dans une chambre qui peut à peine les contenir tous. Certains ont apporté des fleurs, d'autres jouent une musique paisible. Ils ne sauront jamais combien de gens j'ai conduits au crime, combien de maladies j'ai répandues, combien d'inondations, de tornades, détruisant des milliers de vies. Ils ne connaîtront ni mon âge réel, ni mon apparence d'origine.
Je ne pensais pas vivre si peu de jours affranchie de la Bête, mais quand je vois les sourires affectueux de ceux qui m'entourent, je ne regrette pas mon choix, pas une seule seconde.
Photo © Luigi Boccardo