— Allez, Johann, joue-nous quelque chose!
— Oui, joue-nous quelque chose!
Je l’avoue, je m’y attendais. J’aime le piano, un instrument que je pratique en dilettante depuis plus de vingt ans avec pour seule intention de me faire plaisir—et de distraire mes proches. En cette veillée organisée pour les soixante ans de Tante Gisela, j’optai pour une pièce peu connue de Margarete Hartmann-Köhler.
— D’accord! je ne vais pas me faire prier, répondis-je au petit groupe. J’ai justement pour vous un délicieux nocturne qui ne demande qu’à être apprécié. Faites preuve de clémence par contre, je ne suis pas infaillible.
En effet, je joue souvent à l’oreille, quitte à ne pas respecter complètement la partition d’origine; heureusement, je dispose d’une excellente mémoire. À dire vrai, et en toute modestie, il est rare que j’oublie des passages. Du reste, je me contente la plupart du temps de morceaux courts.
Je m’assis au piano, ajustai le tabouret et me laissai gagner par la volupté d’interpréter la sublime musique tandis que mes doigts sillonnaient le clavier. Ah, reproduire l’éclosion de tristesse de ce nocturne ensorcelant! Lorsque j’eus terminé, un silence palpable imprégnait le salon de Gisela. Puis un fracas d’applaudissements envahit la pièce.
— Qu’est-ce que c’est? C’est beau! dit quelqu’un.
— Tu l’as composé? Dans le style de Hartmann-Köhler je dirais, oui? C’est admirable…
— Ou tu nous as dégotté un musicien de derrière les fagots?
Je dois dire, il y a une petite vanité érudite à apprécier une œuvre obscure. Un peu comme révéler qu'en ce qui concerne Monet, on préfère la série des Boulevard des Capucines plutôt que celle des Nymphéas.
— Euh… c’est elle, dis-je. Hartmann-Köhler. Je sais: sublime, pas vrai?
Bizarre. Ce n’était pas la pièce la plus renommée du répertoire de la compositrice, mais tout de même, Tante Gisela comptait de nombreux mélomanes dans son entourage et je m’attendais à ce qu’ils la reconnaissent. Au fond, quel était le titre de l’enveloppant morceau, doux et grave à la fois? Je ne parvenais pas à revenir dessus.
— Ah non, intervint Karl. Ça lui ressemble, incontestablement, oui—en revanche, je peux te garantir que ce n’est pas d’elle.
— Je suis d’accord avec Karl, renchérit Gisela. Mais tu as suprêmement bien joué, Johann. Bravo. Dis-nous maintenant. C’est qui?
À ce moment, je commençai à me sentir un peu mal à l’aise. Ils paraissaient tellement sûrs d’eux! Ne devais-je pas à la talentueuse Margarete l’exquise mélodie qui montait si souvent en moi, en particulier après une bonne nuit de sommeil? Je lâchai du lest et promis de vérifier, m’engageant à donner le fin mot de l’histoire au cours des prochains jours—non sans songer à cette expérience consistant à poser une question relativement simple à un groupe de gens qui, tous, fournissent une réponse erronée, à l’exception du seul participant à ignorer ce qui se trame. Ce dernier finit par changer sa réponse, se rangeant à l’avis général. Me laisserais-je convaincre, moi aussi?
Le samedi suivant, j’empruntai l’intégrale des œuvres de la compositrice à la bibliothèque. De retour chez moi, je préparai une tasse de thé noir et me mis au boulot. Par sécurité, je passai en revue chacun des morceaux (et non uniquement les nocturnes). Hartmann-Köhler n’avait pas été très prolifique, et le coffret ne comptait que cinq disques compacts. Tâche sacrément plaisante, à laquelle je m’attelai avec rigueur, absorbant une gorgée de thé sucré à chaque nouvelle piste, et m’amusant de ce que ce mot revêtait deux de ses acceptions dans le cas présent: indice matériel, et donnée sonore.
Au bout d’une vingtaine de minutes, je fus forcé de m’interrompre. Les sons se bousculaient dans ma tête. À chaque nouveau mouvement, il me semblait repérer la fameuse pièce; je m’aperçus au bout du compte que je ne m’en rappelais plus. Je m’occupai un moment à autre chose avant de poursuivre l’opération.
À mesure que je progressais dans le coffret, avec mon thé refroidi abandonné sur l’accoudoir, la tentation de passer au disque cinq augmentait. Eh quoi! Le bon morceau serait-il le dernier? Il s’avéra que non. En vérité, pas un seul titre ne recoupait le nocturne interprété ce soir-là, pas même partiellement.
Ah, le vieux schnock! réalisai-je soudain. N’existait-il pas des programmes de reconnaissance musicale, de nos jours? Délaissant le divan, je me rendis à mon bureau. J'allumai l’ordinateur puis téléchargeai un logiciel, qui m’écouta pendant que je reproduisais la pièce—sans plus de résultat.
Il ne me restait plus qu’à copier les notes, chose que je fis une fois mon cerveau convenablement régénéré. Je soumis la partition ainsi établie à plusieurs personnes, cependant nul ne put résoudre l’énigme de cette mélodie si bien construite. L’avais-je composée moi-même? Voilà qui m’étonnerait au plus haut point. Je n’ai pas pour habitude de créer, que du contraire. Et de là à élaborer une pièce de huit minutes—et de cette qualité…
Il faudrait encore patienter près d’une année avant qu’une explication admissible—quoique—vienne à moi. Le mécanisme s’enclencha lorsque je manquai de bougies. Une à deux fois par an, je me rendais dans un magasin spécialisé situé dans mon ancien quartier. Après avoir effectué mon achat et m’être délecté de l’exceptionnel parfum de cire qui caractérisait les lieux, l’envie me prit de passer devant mon logement d'antan.
Ainsi découvris-je qu'un professeur de violon s’était établi dans la maisonnette. Une plaque dorée en garnissait désormais la façade, informant tout un chacun que la célèbre compositrice Margarete Hartmann-Köhler avait séjourné là dans le courant de l’année 1912. J’ignorais totalement que nous avions vécu au même endroit. Tout s'éclaira alors. Je songeai à la médium Rosemary Brown, à qui Chopin, Liszt et Rachmaninoff avaient transmis de la musique. Comme elle, et sauf respect, je ne disposais ni des compétences, ni du talent indispensables à la conception d’œuvres de cette qualité. À l’avenir, j’interprétai la pièce avec encore davantage d’émotion, conscient du cadeau infiniment précieux que la défunte compositrice m’avait adressé.