«Ça valait le coup», dit tout haut le vieil homme en saisissant la poignée d'enveloppes dans la boîte aux lettres. Sur la première, il reconnaît l'écriture de sa sœur, Hilde.
Suivent la facture d'électricité ainsi que des publicités pour des cartes de crédit, déguisées en correspondance personnelle. «Vous avez gagné un prix important.» «Une offre exceptionnelle pour vous, M./Mme Bliter.» Son nom est tracé en majuscules sur la dernière enveloppe. Tiens. Savourant l'excitation qui naît dans sa poitrine, Hugues dépose le pli sur la table, à côté de sa tasse de café. Il jette les publicités, met la facture sur le guéridon du vestibule, puis, il lit la lettre de sa sœur. Sa fille cadette Savannah part vivre à l'étranger. Hilde convie Hugues à un rassemblement à l'occasion de ce départ. Pourquoi pas. Hugues ne bouge plus beaucoup. La ferme l'occupe, même si la majorité des opérations concernent désormais son administrateur. Deux ou trois fois par jour, Hugues se promène parmi les dépendances. Il vérifie le niveau de l'eau des bêtes, la qualité du grain. Il monte son Pur-Sang et disparaît des heures entières dans la forêt, goûtant la paix alentour, dont l'écho bruisse au fond de lui. Hugues aime régner sur son territoire.
«Savannah me manquera», songe le vieil homme. Il s'assied à table. Des quatre filles de sa sœur, elle est celle qui lui ressemble le plus. Malgré que Hugues soit le parrain d'un des fils de Hilde, et non celui de Savannah, il se sent une affinité particulière avec elle. Il leur arrive souvent d'échanger un clin d’œil pendant les repas de famille, au milieu du brouhaha produit par le groupe conséquent. Comme lui, Savannah fonctionne mieux dans la solitude. D'ailleurs, elle non plus ne s'est jamais mariée.
Donc sa nièce part pour l'étranger. La missive parle de Madagascar. Il se doute que les préparatifs l'accapareront; à coup sûr, ça sera la seule chance de la revoir. Hugues s'empare de la tasse de café et son regard tombe sur la lettre laissée de côté. Il boit une gorgée, puis déchire l'enveloppe avec curiosité. Justement, la généreuse écriture de Savannah apparaît, remplissant toute la page.
Oncle Hugues,
Maman me charge de poster son courrier, alors j'en profite pour rédiger ce mot. Tu l'apprendras par son invitation: je m'en vais.
Comment te dire. Nous sommes pareils toi et moi, Oncle Hugues. Je le comprends maintenant. Nous parlons peu, sauf peut-être avec nous-mêmes, parce qu'ainsi va notre nature. Ce que j'ai longtemps pris pour un défaut, je cesse enfin de le justifier, et surtout de le contrer. Je suis prête à avancer.
Il me semble important de te dire que je tiens à toi. J'admire la façon dont tu mènes ta vie; j'aspire à marcher dans tes pas. Une infirmière construit sa place n'importe où. Le sourire des habitants là-bas me donne confiance.
Je t'embrasse, cher Oncle Hugues.
Je me sens si légère, je pourrais voler jusqu'à la boîte aux lettres!
Savannah
Une larme roule sur la joue du vieil homme. Sans s'expliquer pourquoi, il se met à pleurer. Des sanglots malgracieux s'échappent de sa poitrine. Repoussant la tasse, il appuie la tête contre ses bras, sur la table, et reste comme ça un long moment.
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