Stephane sans accent

Ça fait peut-être un peu vieux avant l’âge, mais au fond, je n’avais plus tellement envie d’escalader des fenêtres cassées pour me prendre des plafonds sur la tête ou croiser des squatteurs intoxiqués (voire me faire procès-verbaliser par la police). Maintenant, pandémie oblige, je visite via Internet, depuis mon fauteuil, une tasse de chocolat entre les mains. Bien sûr, l’effet n’est pas tout à fait identique, mais... j’accède à des explorations réalisées dans le monde entier.

Stad38_Adv est mon investigatrice préférée. Nos goûts correspondent: elle filme des maisons abandonnées plutôt que des usines désaffectées, s’attarde dans les armoires plutôt que sur les toits. Contrairement aux aventuriers qui ne peuvent s’empêcher de jacasser, voire de jurer tout au long de leur vidéo, elle trie ses interventions.

Ce matin, je choisis une incursion dans un appartement berlinois. Transféré dans un établissement de soins palliatifs plusieurs mois auparavant, le locataire est apparemment décédé, et son logement n’a pas encore été vidé. J’ai conscience que s’introduire comme ça chez quelqu’un, même (ou surtout) chez une personne décédée, c'est immonde. Il s’agit ni plus ni moins d’un viol d’intimité. Alors voilà, je souhaite à cet homme de continuer en paix, où qu’il existe désormais; et puis j’avoue que je n’y pense plus. Saisissant ma tasse, je m’installe confortablement et je clique.

Ce matin, je choisis une incursion dans un appartement berlinois.

Visiblement exécuté à l’aube, le premier plan zoome sur une rue déserte. On passe ensuite directement à un escalier vieillot, que l’exploratrice gravit jusqu’au troisième étage. Elle brandit une clé et déverrouille la porte à sa gauche, puis pénètre à l’intérieur de l’appartement. Un bref coup de caméra, et elle referme derrière elle. J’émets un profond soupir de satisfaction et avale une gorgée de chocolat, puis je me rends à la cuisine afin d’ajouter une touche de crème avant de poursuivre.

Le logement ouvre sur une pièce carrée qui sert de salle de séjour. Une fenêtre rectangulaire divisée en petits carreaux m’évoque une serre. Sous cette magnifique source de lumière, un divan parsemé de coussins dans des tons bruns, que complète une table basse. Sur le mur de gauche, des plantes desséchées, puis une cuisine. Côté droit, des étagères garnies de livres, et une chambre jouxtée d’une salle de bains exiguë.

L’exploratrice s’approche de la bibliothèque. Chic. Ah mais non, me dis-je avec une pincée de regret: on est en Allemagne, je ne reconnaîtrai aucun livre. Comme des bonbons au poivre… Contre toute attente, tandis que Stad38_Adv feuillette quelques volumes d’une main fine et musclée, j’identifie plusieurs éditions françaises. Oh, une carte postale émerge du Stuttgart Pas-à-Pas! D’après la légende, l’image représente la fontaine de la Schloßplatz. La visiteuse expose brièvement la partie écrite, prenant soin de masquer la section qui comporte l’adresse; l’instant d’après, elle remet la carte en place. Un bon point pour elle qui, pour autant que je sache, respecte les codes de conduite — laisser les lieux tels que trouvés (ne rien prélever, ne rien briser), et en garder les coordonnées secrètes. 

Mais de manière presque subliminale, quelque chose a retenu mon attention. Manipulant le clavier de mon ordinateur, je reviens trois secondes en arrière et clique pause afin de déchiffrer le texte de la carte postale. Il est rédigé en français.

Je me sens si proche de toi ici, Stephane.
Mes blessures ont guéri; les tiennes aussi, j’espère. De cet immense bonheur vécu avec toi, il me reste un sentiment doux-amer. Agnès et Laurent se souviennent bien de toi. Je suis heureuse avec Étienne. Il te remet le bonjour, mais pour des raisons évidentes, il ne signera pas cette carte.
Prends soin de toi, je t’embrasse
Audrey

Laurent… Agnès. Et les parents… La tête me tourne. Étienne et Audrey…
Alors monte le souvenir de Stephane. Sans accent. L’ami de notre enfance; presque un oncle. Un jour, il est parti vivre en Allemagne, et nous n'avons plus entendu parler de lui.




Photo © Jasmine Viccarro