La Tirade du mari

Assise sur le tapis, le dos appuyé au divan, Céleste pleure. Elle décrocherait bien le téléphone pour demander à Serge de revenir, mais les mots cruels de son mari résonnent encore dans la pièce. «Tu ne seras jamais heureuse, Céleste. Personne ne voudra d'une grosse femme désaxée comme toi.» Exténuée, Céleste grimpe sur le divan et s'endort à cet endroit, incapable d'affronter la chambre conjugale.

Le courrier du matin contient une enveloppe rose. À l'intérieur, une écriture arrondie décrit un fantasme. Céleste croit à une erreur. Certainement, il existe plus d'un Pastoureau en ville. En vérifiant l'enveloppe, son estomac se contracte. Comment a-t-on osé adresser un tel message à son domicile? Et Céleste se souvient. Depuis quelques mois, les sous-entendus mielleux de son mari. «Reste au lit ce matin, ma chérie. Tu as besoin de repos, tu es irritable dernièrement, tu sais.» Depuis combien de temps dure l'infâme correspondance? A-t-il dit: «Ma femme est grosse et désaxée. Je vais la quitter»? Quel âge a l'autre? Céleste entre dans une rage folle. Elle imagine une fille jeune, magnifique, prête à tout. En pamoison devant Serge.

Des larmes d'impuissance coulent sur ses joues. Son mari, ni tout à fait là, ni tout à fait à elle. Ses préoccupations à lui, au premier plan. Sa carrière, son engagement. En dix ans, Céleste, désormais grosse et désaxée, n'a été qu’auxiliaire à son époux.

Que faire? Il n'est que sept heures... avaler un double somnifère pour s'éveiller au crépuscule, face à une nuit impitoyable? Elle appelle son employeur. Elle prend une journée de maladie. Après tout, elle est désaxée. Ensuite, Céleste arrache du placard les élégants vêtements de son mari et les fourre dans des sacs-poubelle. À la boulangerie, elle achète une miche de pain; la commerçante lui fournit plusieurs boîtes en carton. De retour chez elle, Céleste prépare du café. Elle le boit en dégustant une tranche de pain nappée d’œufs. Plus tard, elle lance pêle-mêle dans les boîtes les films froids que Serge affectionne tant, les disques (elle conserve ceux qu'elle aime), son parfum fort — idéal pour masquer l'odeur d’autres femmes. Elle entasse sacs et caisses dans la voiture. Quand le véhicule est plein à craquer, elle conduit jusqu'au centre humanitaire. Les employés la remercient avec effusion. Ils ne posent aucune question.

En attendant le passage du serrurier, Céleste achève de se réapproprier l'appartement. D'un mouvement de bras particulièrement grisant, elle racle leurs photos de couple du manteau de cheminée. Elle range à la cave l'ordinateur de Serge et ses dossiers professionnels. Lorsque les serrures sont changées, Céleste aimerait décompresser devant la télévision, mais il n'est que seize heures. Elle estime le risque de broyer du noir trop élevé. Elle s'habille chaudement et va au cinéma, où elle regarde deux films d'affilée.


En rentrant chez elle, Céleste se rend compte qu'elle se sent libre. Certes, les jours et les semaines à venir ne seront probablement pas aussi satisfaisants; malgré tout, une sérénité nouvelle s'infiltre dans son cœur. Elle se dévêt, savoure une douche très chaude. Au moment de se sécher, elle examine son corps dans le miroir en pied. Pour une fois, elle ne tente pas de rentrer son ventre pour en atténuer les replis. Une bouleversante sensation de tendresse s'insinue en elle. Son pauvre corps, qui la soutient depuis le jour 1. Qui fonctionne. Qui ne se plaint pas — ou si peu. La balance annonce une surcharge par rapport au poids santé, c’est exact; il est exact aussi que des réflexions liées à son apparence et à la nourriture envahissent régulièrement son cerveau. Elles produisent de la souffrance.

Tout à coup, quelque chose se rompt en Céleste. Si elle demandait de l’aide? Elle pourrait se chercher un groupe de soutien. Rejoindre d’autres personnes en difficulté avec l’alimentation, ça lui a toujours semblé un échec. Eh quoi, réalise-t-elle. Pourquoi penser ça d’elle, mais pas des autres? Elle approuve les gens qui ont le courage de vouloir vivre mieux, et de s’en donner les moyens. Les gens qui trouvent qu’ils en valent la peine. Pourquoi cette approbation se mue-t-elle en jugement lorsqu’il s’agit d’elle-même? Une drôle d’émotion, agréable, se propage. Céleste croyait capituler, elle se découvre fière.

Un livre à la main, elle se glisse dans le grand lit, comme si elle habitait seule depuis longtemps. À l’évidence, songe-t-elle, on ne peut pas non plus la qualifier de désaxée.




photo © Becca McHaffie