Sucré

Son café, Danilo le prend noir, de préférence dans une tasse de porcelaine. Pour le sucre, il se fournit à l’étranger, lors de ses nombreux périples. Il récupère les sachets offerts à table. Discrètement, il les glisse dans la sacoche qui contient son assortiment de voyageur: carnet de notes, stylo, cartes postales. De retour à la maison, il relève ses boissons chaudes d'un soupçon de folklore.

Ce matin, Danilo se lève tôt. Fredonnant, il se rend à la cuisine et met de l'eau à bouillir. Après un passage à la salle de bains, il éteint la plaque, verse l'eau frémissante dans la cafetière. Ensuite, il se hisse sur la pointe des pieds pour attraper la boîte hébergeant les dosettes de sucre. Il est temps de repartir, songe-t-il. En effet, il n'en reste plus qu'une poignée. Danilo en choisit un russe. Il le dépose à côté de la tasse et laisse les souvenirs affluer.

Il relève ses boissons chaudes d'un soupçon de folklore.

C'était en juillet, il y a trois ans. Saint-Pétersbourg. Une température douce rendait la marche dynamique. Il se rappelle la cathédrale Saint-Basile, véritable palais de contes de fées avec ses coupoles bleues, roses et jaunes; et les canaux, tels des rues, entre les édifices d'architecture classique.

Danilo remplit la tasse de café. Il se revoit au Grand Hôtel, assis à une table ronde, son déjeuner posé sur la nappe blanche. L'immense salle luit d'une élégance chaleureuse. Des plantes prennent paresseusement appui le long des murs, hérissées en direction de la voûte aux vitraux émeraude.

Hum… Danilo secoue la tête. Non. À y repenser, le sucre de l'hôtel était estampillé au monogramme du palace. Le sachet sélectionné aujourd'hui provient d'un modeste établissement dans lequel il avait pénétré un après-midi. Le souvenir s'éclaircit. Danilo se remémore les murs d'un vert profond, ornementés de boiseries. Installé dans un divan de velours rouge, il avait commandé un sbiten. À la table voisine, un groupe d'hommes vêtus de costumes partageait une discussion animée.

Un serveur en tenue avait apporté la boisson épicée sur un plateau en étain, avec des pochettes de sucre dans un ravier. Ce qui était curieux, Danilo s'en rappelle parfaitement en cet instant, c'est que, suite à une exclamation des hommes d'affaires, le serveur avait surgi précipitamment pour échanger le ravier de Danilo et celui de ses voisins. Peut-être existait-il deux qualités de sucre.

Mais Danilo avait dérobé un sachet avant que la première coupelle se volatilise; dans le secret de sa chambre, il avait comparé les deux pochettes. Cependant, il avait eu beau manier la loupe ultra-plate qu'il tenait dans son carnet, il n'avait noté aucune différence.

Et voilà que ce matin, comme Danilo déchire le papier imprimé de caractères cyrilliques au-dessus du café fumant, le téléphone sonne. Il décroche, verse le contenu de l’emballage dans la tasse. Les cristaux brillent de mille feux, mais il ne s'en aperçoit pas. Ils disparaissent dans le breuvage opaque. Au téléphone, c'est Noémie. En dernière minute, un employé ne vient pas travailler. Danilo peut-il le remplacer? Quand arrivera-t-il à l’agence?

Danilo doit se dépêcher. Il s'empare de la tasse et la vide d'un seul coup dans sa bouche. Ouch! On dirait du sable, pense-t-il. Il lui faut une fraction de seconde pour décider d'avaler tout de même. Il veut partir sans délai, mais pas sans café. Ce n'est pas un sucre durci qui l'arrêtera.

Quelques heures plus tard, au terme d'un parcours stupéfiant, une douzaine de diamants minuscules aboutissent dans les égouts, prisonniers à jamais de la fange nauséabonde.



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