Surprenant complexe résidentiel que ces amples cubes de béton, étagés le long du fleuve. Un astucieux agencement de terrasses et de baies vitrées préserve l’intimité des habitants.
Ce mardi, à dix heures quarante-deux, Mia pénètre dans son unité.
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Un astucieux agencement de terrasses et de baies vitrées préserve l’intimité des habitants. |
D’un coup de talon, elle se débarrasse de ses chaussures, et range ses clés dans son sac à main. Une fois dans le salon, la jeune femme s’immobilise: son châle aztèque recouvre partiellement la télévision. Elle fronce les sourcils. Une suggestion de l’homme de ménage, pour protéger l’écran? Passant le logis en revue, Mia ne remarque aucune autre anomalie. Aurait-elle déposé le foulard là sans réfléchir, par exemple en téléphonant? Cela semble vraisemblable, se dit-elle en haussant les épaules.
À onze heures dépassées de trois minutes, dans le cube adjacent, Nina rentre de promenade. Interloquée, elle contemple sa collection de lapis-lazuli sur la table basse. Ici aussi, décidément, quelque chose ne tourne pas rond. D’habitude, les pierres reproduisent le signe zodiacal de l’octogénaire. Alors pourquoi le dessin représente-t-il la lune? Les petits-enfants de Nina ont l’habitude d’y semer la pagaille; après leur départ, elle se plaît à recomposer l’image. Mais Jeremiah et Ela ne venaient pas aujourd'hui. Se pourrait-il qu’un micro tremblement de terre, doublé d’un hasard inexplicable… Pas de quoi s’inquiéter, tranche la dame — l'une des clés de son excellente forme.
Mais Luca n’a pas encore obtenu ce qu'il voulait. Un peu risqué d’enchaîner avec un troisième appartement, estime l’élégant sénior en crochetant la serrure. À peine deux minutes plus tard, il se faufile à l'intérieur. Personne. Aux aguets, il évolue d'une pièce à l'autre, étudiant la texture des rideaux, humant les bouquets d’orchidées. Il repère soudain un Solarik — ces fauteuils que tout le monde s’arrache. Curieux de tester le fameux siège, l’influenceur s’y écrase. «Oh… je pourrais m’endormir», pense-t-il, réprimant un bâillement. Il se lève à regret puis, cédant à sa manie, permute deux vases nichés au sommet d’un vaisselier. Dans l’escalier, il enlève sa perruque, et débouche bientôt dans le stationnement. Il s’enfuit au volant de sa Maserati.
Le soir même, Luca commande un fauteuil sur le site web du créateur hongrois. Il sélectionne la nuance vert forêt — pile ce qu'il faut pour compléter son bureau tapissé de bouleaux. Encore une fois, il va faire mouche.
photo: @ Maria S.J