Droit de pas sage

Quelle joie, rendre visite à Tim! Son secteur abrite encore des commerces indépendants et des restaurants sans prétention. De conception récente, sa coopérative d’habitation héberge familles, aînés et couples un brin bohèmes. Mon ami appartient à cette dernière catégorie, à cette différence près qu'il est célibataire.

Arrivée devant l’édifice, je sonne, puis monte au troisième étage. Une porte entrebâillée en face de chez Tim m’évoque ma voisine. Celle-ci ne prend pas la peine d’ôter les clés de la serrure quand elle rentre du travail, parce qu’elle ressort aussitôt promener son chien. J’ai appris à ne pas m’en inquiéter. Ici par contre, la curiosité brouille mon jugement. Ah, ravir un fragment d’intimité!

Ah, ravir un fragment d’intimité!

À pas feutrés, je m’introduis dans l’appartement. Consciente de mon indiscrétion, j'élabore une excuse: «C’était ouvert. Tout va bien?». Une déplaisante odeur de renfermé s’insinue dans mes narines. Le vestibule débouche sur une pièce sans lumière, rideaux tirés. J’en devine l’agencement à mesure que mes yeux s'habituent à la pénombre. Près de moi, contre le mur de droite, un buffet. Au centre, une table encadrée de fauteuils massifs. Sur les fauteuils… Sur les fauteuils, on dirait qu'il y a des gens... Je sens mon cerveau vaciller à l'intérieur de mon crâne.

Tout à coup, une porte s’ouvre, plus loin sur la gauche.
— Est-ce qu'on a faim? chantonne une voix d’homme.

Pétrifiée, je recule dans le vestibule et je ne respire plus. Aucune réponse n'émane du petit groupe. Le cœur battant à exploser, je fuis.


Une minute plus tard, blottie sur le divan de Tim dans son salon ensoleillé, l’aventure ne semble plus qu'un mauvais rêve. Mon ami déloge le sac en papier comprimé entre mes mains, en extrait les croissants. J’en profite pour l’interroger.
— Tu le connais?
— Pas beaucoup, répond-il en versant du chocolat chaud dans deux tasses. Il s’appelle Isidore! Isidore Carminsky. Il doit avoir près de quatre-vingts ans. Avec un petit accent.
— Tu crois qu'il séquestrerait des gens?
— Enfin Ninon, à cet âge?
— Des réparateurs de télévision, par exemple, ou des plombiers, dis-je à moitié sérieusement. Mais… même ligotés et bâillonnés, ils auraient essayé de m’alerter.
— Pas s'ils sont morts.


D'habitude, lorsque nous nous voyons, nous déambulons le long du fleuve, ou visitons un musée. Aujourd'hui, le projet s'impose. Pour attirer M. Carminsky hors de chez lui, Tim sonnera depuis le rez-de-chaussée, prétendant livrer un paquet. À l’arrivée du voisin, mon ami fera mine de relever son propre courrier. Il le retiendra pendant que je pénétrerai chez lui.

Et voilà que, l'œil collé au microviseur, j'observe Tim s’éloigner dans le corridor. Sous peu, un homme maigre émerge de l'appartement. Il coince une mèche de perruque derrière son oreille et procède en direction de l'escalier. «Rien ne m'oblige à y aller», me dis-je pour me rasséréner. L’instant d’après, je frappe, puis entre. Je n'ai que quelques secondes pour agir. Je demande:
— Il y a quelqu'un?

Silence. Je ne trouve pas d’interrupteur, mais discerne bien trois personnes, nanties de longues chevelures. Des femmes. Et si un acolyte me surveillait, dissimulé dans l’obscurité? Vite, je secoue une épaule vêtue d'un tissu soyeux.
— Madame ? Madame?

Totalement rigidifié, le corps bascule sur le sol. C’est alors qu’un éclat de voix me parvient de l’extérieur. Déjà! Pas question de rester une minute de plus ici, au péril de ma vie. Dans le corridor, Tim et M. Carminsky posent sur moi un regard effaré, chacun pour une raison différente. Je choisis l'attaque directe.
— C'est quoi, ces gens dans votre studio?
— Comment? Qui êtes-vous? Vous ne leur avez pas fait de mal, dites-moi?

Me contournant, M. Carminsky se précipite chez lui.
— Térésa, tu as dégringolé! s’exclame la voix mélodieuse. Tu n'as pas de mal? Et vous, Mathilde et Organza? Avez-vous eu peur? Là, je suis là maintenant.

Subrepticement, Tim et moi rejoignons l’octogénaire. Sous la clarté tamisée d’un plafonnier, il s’adresse à un mannequin peigné et maquillé avec soin. Les traits et jusqu'à l'apparence de la peau imitent à la perfection les attributs humains. Deux autres poupées grandeur nature complètent le tableau. Honteux d’avoir profané un tel secret, nous nous éclipsons alors, laissant M. Carminsky réconforter ses étonnantes protégées.



Photo © https://unsplash.com/photos/bMn3_CB4OCA