Le Vaisseau fantôme

Belgique, 1954. Rabia, Odile et Léonie s’éloignent du port d'Ostende. Deux jours en mer, quelle escapade dépaysante pour les trois mamans! Le petit yacht les mène au cœur des flots. Jouissant du panorama, elles vivent une première journée originale, dérobée au quotidien. Tard ce soir-là, elles s’endorment paisiblement, à mille lieues de soupçonner l’épopée inouïe qui se trame.

La déflagration se produit au milieu de la nuit. Se ressaisissant la première, Rabia tente de lancer un appel radio — mais le bateau a déjà commencé à couler. Conservant son sang-froid, Odile ramasse nourriture et couvertures tandis que Léonie observe, paralysée par l'angoisse. Juste avant que le yacht sombre dans la masse marine, les trois femmes se réfugient dans la chaloupe.

La lumière du matin les revigore. Sûrement, on apercevra bientôt les îles britanniques, ou le continent. Les rescapées scrutent l'horizon, s'attendant à ce que surgissent les bandes de terre. Elles boivent parfois une gorgée d'eau, grignotent un peu de pain. Les heures passent.

La faim et l'épuisement ont entamé leur entreprise mortelle.
Elles sont trois à contempler le gigantesque trois-mâts qui rôde sur les flots.

Au quatrième jour de l’expédition, les jeunes femmes sommeillent à moitié lorsque Léonie lâche tout à coup un cri d'extase. Hagardes, les autres ouvrent un œil. Elles croient à une hallucination, sauf qu’elles sont trois à contempler le gigantesque trois-mâts qui rôde sur les flots. Agitant frénétiquement les bras, les naufragées hurlent à s’en abîmer la gorge. Mais leurs manifestations restent sans réponse. Elles rament jusqu'au vaisseau, accrochent la chaloupe aux échelles de corde et se hissent à bord.

Quel spectacle!

Le bois du pont, presque pétrifié, a la couleur de la pierre. Une odeur organique imprègne les lieux: de la mousse grimpe le long des mâts où les cordages s'enchevêtrent, rappelant des lianes. Bien que très ancien, le vaisseau semble intact. Les vitres de l’habitacle se découpent en carrés, à la façon hollandaise. Le gouvernail ne fonctionnant plus, le navire sans voiles vogue à son gré. Les appareils de mesure et les boussoles paraissent en bon état, mais fournissent des informations contradictoires. Sur la montre de Léonie, les aiguilles se mettent à tourner à toute allure. Elle ne s’en rend pas compte.

Peu à peu, une vie s'organise. Les miraculées investissent les cabines; elles recueillent de l'eau de pluie, pêchent du poisson. Avec le sentiment de commettre un sacrilège, Odile, Léonie et Rabia calculent la période passée à bord en marquant le mât principal. De jour comme de nuit, à tour de rôle elles étudient le lointain.

Elles ont compté trente-six matins lorsqu'enfin, un rivage émerge. Sans perdre une seule seconde, Rabia et Odile courent à la chaloupe. Léonie, elle, refuse de les suivre. Ses compagnes insistent, lui parlent gentiment, puis fermement. En désespoir de cause elles la giflent. Alors Léonie s'empare d'un crochet de pêche. Les autres battent en retraite: elles enverront les garde-côtes. Vite, elles détachent la chaloupe, rament avec énergie. Lorsqu'elles se retournent, le vaisseau a déjà disparu.

Les deux femmes échouent sur la plage de Revere, dans le Massachusetts. Au final, elles auront parcouru près de six mille kilomètres en un peu plus d'un mois. Les équipes côtières partent récupérer Léonie, pendant que l'on conduit Rabia et Odile à l'hôpital.

C’est Maurice, le fils aîné d’Odile, qui reçoit l'appel. Il éprouve le besoin de s'asseoir. Sa mère, vivante! Quel incroyable coup de théâtre. Il témoigne d'une infinie douceur pour annoncer la nouvelle à son père. On se rend avec émotion à l'aéroport.

Rabia et Odile n'ont pas pris une ride, malgré les soixante-trois années écoulées depuis leur disparition.

En dépit de recherches soutenues, Léonie et le vaisseau ne sont jamais retrouvés.



Photo © http://www.sciences-mag.fr/2014/01/vaisseau-fantome-rat-cannibale/