Eugénie s'apprête à verser l'eau chaude sur le thé quand le téléphone sonne. Elle replace la bouilloire sur la cuisinière et s'empare du cornet.
— Pronto!
— Bonjour, j'appelle pour Eugénie Dufresne?
— C'est moi.
— Bonjour Madame Dufresne. Blanche Carlier pour les éditions Vaudagne.
— Oh! Bonjour, Madame Carlier.
La maison Vaudagne! L'éditeur préféré d'Eugénie. Elle ferme les yeux, le temps d'une profonde inspiration. L'instant d'après, elle les rouvre et se concentre de son mieux.
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Rondo et Veneziano ondulent dans leur aquarium. |
— Est-ce que je vous dérange? demande Blanche Carlier.
— Même à trois heures du matin, je serais contente de vous entendre!
Blanche éclate de rire.
— Vous avez du répondant, tant mieux. On aime les auteurs qui ont l'esprit vif.
— Formidable!
— Donc vous avez bien compris. Nous avons reçu votre manuscrit, et il nous intéresse. Vous vivez à Rome actuellement, n'est-ce pas?
— Oui, tout à fait.
— Avez-vous prévu de vous déplacer sur Paris dans les prochaines semaines?
— Je serais ravie de l'envisager. J'ai une caméra sur mon ordinateur, en attendant.
— Très bien, répond Blanche.
Malgré son agitation, Eugénie s'efforce de garder les idées claires. La personnalité des écrivains intervient dans le processus de sélection, elle le sait. Son interlocutrice reprend la parole:
— Voici ce que je propose. Je vais planifier une visioconférence avec la direction littéraire, et je vous en enverrai l'échéance par courriel. Nous aborderons les points essentiels et déciderons si, oui ou non, nous travaillerons ensemble.
Le cœur d'Eugénie dérape. Sa paume s'humidifie contre le récepteur téléphonique. Ainsi, ce n'est pas certain. Si près du but... Elle secoue la tête. Ce n'est pas possible. Rendue là, elle va réussir: elle le sent. Peu importe le nombre de corrections à effectuer, elle se conformera. Les meilleurs écrivains ne suggèrent-ils pas d'en faire autant? Dans la foulée, elle se promet d’accepter les clauses du contrat. Les éditions Vaudagne sont une excellente maison. Eugénie a confiance. Elle répond en souriant:
— C'est parfait. J'attendrai de vos nouvelles avec impatience!
Les deux femmes raccrochent après avoir confirmé les adresses courriel.
Une joie fulgurante envahit Eugénie. Ses histoires vont être publiées. Un recueil paraîtra, avec son nom sur la jaquette et ses mots à l'intérieur. Il ornera les étagères des librairies et les tables de chevet; les gens le liront sur les bancs ou dans l'autobus; elle le reconnaîtra entre leurs mains. On en parlera dans les journaux. Eugénie éprouve le besoin de s'asseoir. La tête lui tourne.
Une fois assise, elle se souvient: le thé. Elle se lève, rallume sous la bouilloire. Ensuite, elle traverse le salon. Rondo et Veneziano ondulent dans leur aquarium. Eugénie regarde par la fenêtre. Une rangée d'arbres verdoyants cache en partie les immeubles stylés que l'on aperçoit au loin. Elle imagine une dame dans sa cuisine. Elle lit le livre d'Eugénie, et elle vit un bon moment. Eugénie s'apaise. En tant qu’auteure, composer des textes donne du sens à sa vie. Le reste ne lui appartient pas. Le thé est prêt; Eugénie dépose la tasse sur son bureau, puis tout naturellement, se remet au travail.
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