Nana Akissi

Le concert nous avait beaucoup plu. Un indéniable parfum de vacances imprégnait désormais la soirée, tandis qu’Ousmane, Olivier et moi flânions d’une échoppe à l’autre. Entre débits de boissons et cuisine de rue, des festivaliers guillerets dansaient sur la chaussée. Sans doute l’atmosphère décontractée contribua-t-elle à la suite des événements. Sinon, pourquoi Ousmane aurait-il pointé cette boutique à laquelle nous n’avions jamais prêté attention?

Discrètement établie au-dessus d’un bar, l'enseigne bleu vif contrastait avec celles, rouges et criardes, des cafés et des restaurants qui abondaient dans le centre-ville. Les mots «Voyance Romilda» se détachaient sur la vitre. Une femme observait la rue depuis l'encadrure de la porte; blonde, la peau très blanche, elle était petite et robuste. À côté d’elle, une pancarte précisait: «Spécial festival ~ 10€ la question». Pourquoi pas? J’en avais, moi, des questions. Ma promotion… Garance… à moins de m’enquérir des résultats sportifs (option sûrement exorbitante).

Discrètement établie au-dessus d’un bar, l'enseigne contrastait avec celles des cafés et des restaurants.

C’était vraisemblablement une imposture. Un jour de découragement, j'avais déjà sollicité la clairvoyance d'un professionnel. Exposant l’offre d’emploi découpée dans le journal, j'avais eu droit à un avertissement venimeux: le médium me garantissait des poursuites pour harcèlement. Je m’étais quand même rendu à l’entrevue, sondant toutefois mon interlocuteur sur la culture d’entreprise. Huit ans plus tard, heureux et épanoui, j’y travaillais encore. Une autre fois, une Aînée vêtue comme les danseuses de flamenco m’avait caressé le bras dans le métro, me prédisant une carrière dans le show-business. Sauf respect, j'attends toujours.

Olivier me glissa un billet de dix euros, interrompant ma rêverie issue de l’enseigne évocatrice. D’accord: je serais leur cobaye. Et si j’en profitais pour tester la praticienne, en guise de revanche? Je lui poserais une seule question, à laquelle je connaîtrais la réponse. Il me fallait quelque chose d'indubitable. Je pensai à ma grand-mère, décédée plusieurs années auparavant, et gravis les marches sourire aux lèvres.
— Bonjour, je suis Romilda, annonça la femme trapue.
— Koffi, répondis-je en serrant la main qu’elle me tendait.

Nous pénétrâmes à l’intérieur de la boutique et prîmes place l'un en face de l'autre, autour d’une table ronde recouverte d’une nappe blanche.
— Que veux-tu? demanda-t-elle sans ambages.

Au moment de prononcer les mots, je sentis une vibration au fond de moi. Il ne s'agissait plus d'un vulgaire test. Je parlais de ma Nana, là. Nous n'avions pas été proches. D'après ma mère, qui la haïssait, grand-mère n’en avait que pour mon frère Kouamé — l’aîné. Une vieille douleur me comprima le torse. Je n'en voulais pas, de son affection. La gorge sèche, j’articulai:
— Quand est-ce qu’Akissi va venir me voir?

Les yeux de la praticienne fixaient le mur. Que percevait-elle? Tentait-elle de me berner? Je ne lui en tiendrais pas rigueur, pour peu qu’elle n’invente pas de mauvaises nouvelles.
— Invite-la! déclara-t-elle au bout d'une minute.

Dire que je m'étais laissé attendrir! Je plaquai une main sur le meuble.
— Elle est morte il y a quinze ans! C'est malin!

Je me levai, jetai le billet sur la table (je ne voulais pas me la mettre à dos: peut-être possédait-elle des dons qu’elle réservait à ses clients réguliers). Ses doigts emprisonnèrent aussitôt mon poignet.
— Ce que je te dis est vrai.
— Qu'importe. Au revoir, marmonnai-je en sortant.

Mes amis me félicitèrent à grand renfort d’insupportables bourrades. Ils m’achetèrent un cornet de crème glacée quand je leur contai, sans fournir de détails, le grotesque — pour ne pas dire l’offense — de la consultation.


Je croyais l'épisode derrière moi, néanmoins j'y repensai en me couchant. Inviter ma grand-mère... Romilda m'inspirait pourtant confiance, au départ. Son visage plein, son manque de coquetterie donnaient l’impression d’une femme assurée de ses capacités, qui n’éprouvait pas le besoin d’en rajouter. Je me figurai mon aïeule, cette dame glaciale et majestueuse que j'avais si peu connue. Je me dirigeai vers la fenêtre et l’entrouvris, écartant à peine les rideaux.

— Grand-mère Akissi. J’aimerais que tu viennes me voir.

Je contemplai le ciel un instant. Se matérialiserait-elle pendant la nuit? Le magnétisme de sa présence m’éveillerait. Assise sur mon lit, elle me regarderait — et me causerait la peur de ma vie.
Une semaine s’écoula sans qu’Akissi se manifeste. Elle à qui je ne songeais pas spontanément avait pris une certaine place depuis la séance. En moi naquit l’envie d’en savoir plus. Mon père m'avait souvent offert de feuilleter ses albums photos, une activité que j’imaginais assommante. J'acceptai.

Avec émotion, j’identifiai Papa, enfant, sur les clichés noir et blanc. À condition d’en brouiller les contours, les traits du garçonnet étaient demeurés intacts. Les images témoignaient d'autres usages et je me surpris à y trouver de l’intérêt. Il y avait aussi des vues de vacances, illustrant divers pays. Venaient ensuite le mariage de mes parents, puis l'arrivée de mon frère, et la mienne, à mesure que le temps passait. Une photo me montrait en train de bricoler. Stupéfait, je découvris Nana Akissi à table auprès de moi, munie d'une paire de ciseaux. Elle souriait. Un cas isolé probablement, décidai-je en me remémorant les propos acerbes de ma mère. Un autre cliché datant de deux ou trois ans après nous représentait à nouveau attablés, occupés à colorier. Il s'agissait bien de moi — pas de mon frère. Plus loin, nous posions tous les trois, Kouamé, Akissi et moi. Certes, grand-mère avait le visage tourné en direction de Kouamé. Mais avec une familiarité évidente, j'avais appuyé mon bras sur l'épaule de l’élégante dame âgée. Inhabituel de ma part, ce geste révélait, sans le moindre doute possible, à quel point j’étais à l’aise avec elle.

Complètement stupéfait, des larmes dans les yeux, j’acceptai ce cadeau que mon aïeule me transmettait. Je reconnaissais bien là Akissi, une maîtresse-femme dont la volonté inébranlable avait fini par triompher, par-delà la mort, du mensonge maternel.


Basé sur des faits réels
photo © https://unsplash.com/photos/W0zGOsdNFaE