Un coup d’œil à l’horloge m’apprit que si je ne me hâtais pas, j’arriverais en retard au boulot. Il fallait l’admettre, ma précision s’était relâchée depuis l’apparition de la pandémie. Avec un peu de honte, je songeai au compliment rigolo que m’avait une fois adressé mon vieux copain Sergio: il me trouvait tellement ponctuel que si j’avais une minute de retard, il en déduisait que je ne viendrais pas. Non, ma légendaire ponctualité n’était plus. Cela dit, je n’étais pas le seul dont les mois de télétravail avaient impacté l’organisation. Au bureau, mes collègues débarquaient au compte-gouttes dans un éventail horaire dont l’amplitude augmentait chaque semaine. Je m’efforçais pour ma part de maintenir le retard au minimum, redoutant une pénalité compensatoire que ma paranoïa visualisait déjà sous forme de facturation des minutes en souffrance. À moins que les big boss réalisent que pour plusieurs d’entre nous, le boulot restait bien exécuté, et que l’on pouvait donc nous faire une confiance mâtinée d’inspections inopinées.
Revenant à mes moutons, ou plutôt à mes chats, je tentai d’attraper mon petit Khéops pour une caresse d’au revoir. Après avoir échoué, je clamai que Papa les aimait, puis sortis, verrouillai derrière moi et dégringolai les trois volées d’escaliers. À ce moment-là seulement, je me posai la question: avais-je emporté un masque? L’accessoire demeurait légalement indispensable afin de pénétrer dans le métro, même en cas de double vaccination. J’enfonçai les mains dans les poches de mon pantalon, puis dans celles de ma veste. Zut. En acheter un en chemin? Perte de temps et d’argent. Je remontai l’escalier en courant (un excellent exercice), introduisis ma clé dans la serrure et ouvris lentement, afin d’éviter que Khéops se précipite dans le couloir. Sans prendre la peine d’allumer, je fis deux pas dans le vestibule et plongeai la main dans la corbeille anti-Covid qui trônait sur la commode. Fourrageant à l’intérieur, je sentis sous mes doigts les gants en nitrile, un flacon de désinfectant et finalement, du tissu. Je saisis un masque et l’enfouis dans la poche de ma veste. Un regard en direction du salon me confirma que Khéphren n’avait pas bougé du sommet de son arbre; je lançai son jouet préféré à mon vif petit Khéops, rabâchai que Papa les aimait, et me sauvai.
Licornaille, véritable star auprès des trois à six ans. |
À la station de métro, je sortis le masque de ma poche. D’habitude, bleus, gris ou noirs, je les assortis à mes vêtements. Mission impossible ici: il s’agissait d’un cadeau de ma tante Lucy, dont les goûts ne concordent pas, mais pas le moins du monde, avec les miens. Ne souhaitant pas lui causer de peine, je gardais ses cadeaux quelque temps avant de m’en défaire. J’avais à cet effet élaboré un système de strates: après le départ de ma tante, je rangeais l’objet au fond d’un tiroir qui accueillait parfois déjà l’un ou l’autre présent. À la visite suivante, je le sortais et le plaçais bien en vue. La fois d’après, il se retrouvait dans un endroit stratégique, mais invisible; le cas échéant, elle pouvait en déduire que ne pas voir le bibelot ne signifiait pas que je ne le possédais plus. Par exemple, le dauphin de verre séjournait dans le placard de la salle de bains; j’en avais incidemment ouvert la porte en présence de Lucy, sous prétexte de lui montrer mon stock de dentifrices ramenés du Japon.
Et pourtant, ma tante bien-aimée déclarait souvent qu’il fallait que je le lui dise, si un cadeau ne me plaisait pas. Il s’agissait d’une chose que je ne me voyais absolument pas faire. Peut-être devrais-je lui en parler. Y aurait-il là une opportunité de jeu de rôles, moi qui en suis si friand? Il faudrait à tout prix que l'échange ait lieu oralement; parce qu'à l'écrit, je ne pourrais pas m'empêcher d'attribuer un ton catégorique à des répliques de ce type:
Je ne comprends pas. Qu’est-ce qu’il a de mal exactement, ce masque?
Euh, rien, rien… c’est juste que j’aime bien les assortir à mes vêtements…
Quel est le problème à avoir un peu de fantaisie?
Euh, j’aime bien la fantaisie, oui… mais, euh…
Ça te fait si peur que ça, de mettre un simple petit masque un peu différent?
Euh...
Qu’est-ce qu’il faut t’offrir, alors?
Tout ceci fait que ce matin-là, je pénétrai dans la station de métro vêtu d’un costume gris anthracite de la meilleure coupe et le visage affublé d’un flamboyant chat-licorne à crinière arc-en-ciel, j’ai nommé la célèbre Licornaille, véritable star auprès des trois à six ans.
Il y a de ça une dizaine d’années, dans un wagon de métro, je me suis retrouvé nez à nez avec Ruth Greenday. Je m’en suis beaucoup voulu de la déranger, mais je tenais absolument à être original en la complimentant pour son rôle dans «Mensonges pour débutants», un film indépendant profondément méconnu datant du début de sa carrière.
Eh bien, je compte désormais un autre Métro-épisodextraordinaire. Que de frimousses réjouies, de petits doigts tendus et de rires adorables je suscitai, moi, une grande personne affichant Licornaille! Et ces parents gentiment embarrassés! Exploit suprême, certains passagers levèrent même le nez de leur téléphone portable.
Au retour, j’enfilai à nouveau le masque, au lieu d’utiliser celui que je tiens en réserve dans le tiroir de mon bureau. Dans la fatigue de la fin de journée, je passai inaperçu. Je me mis alors à réfléchir à d’autres présents de Lucy dont je ne m’étais pas encore séparé. Cependant ni le marque-page circonscrivant la personnalité des Thibaut, ni les anges salière-poivrière ne m’inspirèrent. La prochaine fois que ma tante aurait la gentillesse de me faire un cadeau, je suggèrerais un jeu de rôles avant de le déballer. Je m’apprêtais donc à faire une expérience d’un nouvel ordre, et je lui devais bien ça.
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