C'est vrai que Régine a tendance à s'alarmer. Appeler son fils de dix-sept ans, sous prétexte que ce dernier cuisine seul?
J'interroge mon amie:
— Oublie-t-il parfois d'éteindre une plaque?
— Non. Il est très attentif.
Enfin, me connaissant, j'agirais sans doute de la même façon si j'avais des enfants.
Ce jour-là, notre balade s'assortit d'une mission — dénicher un costume d'Halloween pour Mila, la fille de Régine.
C'est vrai que Régine a tendance à s'alarmer. |
La gamine de quinze ans ne nous a fourni que deux options: pirate, ou magicienne. J'aime qu’en dépit de son jeune âge, elle réfléchisse au-delà des clichés féminins. Si j'apprécie ce trait de personnalité, je constate que d'autres facettes chez la jeune fille tourmentent sa maman. En effet, alors que nous déambulons dans le magasin, Régine photographie des déguisements; mais elle endure les commentaires blasés de son adolescente par retour de messages-textes. Je m'amuse à camoufler les étiquettes de prix, suspectant Mila de dédaigner les vêtements trop bon marché. J'argumente avec ferveur, voyant l'heure avancer, de manière à remplir notre mandat.
Tirant parti de la situation, nous papotons joyeusement entre deux repérages. Nous élaborons un ravissant ensemble, composé d'une robe longue, d'un chapeau étoilé et d'une petite marmite afin de recueillir les bonbons. Plusieurs camarades de classe entoureront Mila pour sonner aux portes du voisinage. Malgré cela, Régine me confie son intention de suivre le peloton, à une distance raisonnable. Elle précise que sa fille a accepté, ce qui m'étonne. Peut-être l'adolescente ressent-elle les mêmes craintes que sa maman, à moins que sans l'avouer, il lui plaise de la savoir près d'elle.
— Pourquoi ne te déguiserais-tu pas, toi aussi? dis-je à mon amie. Ainsi, les compagnons de Mila ne t'identifieront pas. Et toi, tu seras sécurisée.
Mais Régine n'est pas sûre de mettre son projet à exécution.
Le lendemain, un vent doux anime les bougies à l'intérieur des citrouilles, et les toiles d'araignée fixées aux murs. Des groupes d'enfants bariolés sillonnent le quartier, souvent accompagnés d'adultes. Des elfes phosphorescents escortent des princesses espiègles. De minuscules loups-garous sonnent aux portes, brusquement intimidés au moment de réciter leur texte. Le groupe de Mila compte sept membres, âgés de quatorze à seize ans. En arrière d'eux trottine une sorcière mal en point, à moitié appuyée sur son pauvre balai. Sa robe noire traîne au sol, tandis qu'un chapeau à larges bords dissimule son visage. Elle aurait pu faire un effort, songe Mila. D'abord, elle seule est lestée d'une parente, en plus, sa mère n'a aucune allure. Au moins, on ne la reconnaît pas. Puis, elle portera la marmite de friandises au retour. «Heureusement que mon propre costume me va à la perfection», pense l'adolescente en admirant sa petite poitrine festonnée de rose.
Lorsque la fête s’achève, la troupe se disperse, une maison à la fois. Mathias serre fermement la main de Mila dans sa patte d'ours. Son pot de miel bien garni rivalise avec la récolte de sa copine. Il la raccompagnera jusque chez elle. Quoi de meilleur qu'un baiser furtif sur des lèvres chocolatées?
— Laisse tomber, je rentre avec ma mère, lâche Mila. Tu vois l'espèce de créature, là plus loin?
Mathias remarque une drôle de personne, immobilisée à quelques pas d'eux.
— Tu
ne veux pas que j'aille la saluer? demande le garçon.
— Arrête,
c'est trop la honte. Allez, salut.
— Je
t'appelle tantôt! lance Mathias, plein d'espoir.
Mila
s'approche de la sorcière. Elle lui tend la marmite et reprend sa marche.
Plongée dans le souvenir de la soirée, elle ne tient pas à parler. Lucien...
Mathias... En plus, son déguisement a éclipsé celui de Chloé! Ce n'est qu'en
atteignant l'allée illuminée de sa maison que l'adolescente se retourne. La
sorcière a disparu. La marmite est posée sur le trottoir. Un objet brillant
parmi les confiseries attire l'attention de la jeune fille. Elle s'accroupit et
prélève une broche rougeoyante, qu'elle observe avec curiosité. Aucun doute
possible, c'est la broche de Mamie. Profondément émue, Mila éprouve un
sentiment inhabituel envers sa mère: de la gratitude. Elle la voulait,
cette broche. Régine prétendait ne pas l'avoir retrouvée.
Sa
grand-mère lui manque tellement. Quatre semaines déjà. Mila agrafe le bijou sur
son décolleté. Du plus bel effet, juge-t-elle quand s'ouvre soudain la porte d'entrée.
— Ma
chérie! s'écrie sa maman. Te voilà, saine et sauve!
— Oui maman, répond Mila dans un sanglot. Mamie a veillé sur moi.
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