Un Croissant à tomber raide

«Euh, attendez… Je vais plutôt prendre deux pains au chocolat et un croissant.»

Comment choisir, en effet? Réunies dans leurs paniers d’osier, les viennoiseries sont aussi appétissantes les unes que les autres. Les petits monticules striés et dorés des croissants frisent la perfection; ils paraissent juste croustillants, ce qui laisse présager un intérieur moelleux. Les pains au chocolat n’ont rien à leur envier; en outre, deux barres de chocolat à 72% garnissent leur ventre douillet.

Ce qui laisse présager un intérieur moelleux

La cliente a un nombre impair en tête, voilà son problème. Un croissant et deux pains au chocolat, ou l’inverse? Telle la manette métallique des machines attrape-peluche, la pince de la boulangère se déplace. Capturant un pain au chocolat, elle le lâche à l’intérieur d’un sachet de papier et s’apprête à recommencer la manœuvre, lorsqu'une voix interrompt le processus. «Non! Deux croissants, voilà. Deux croissants et un pain au chocolat. Merci.»

À ces mots, la commerçante lève les yeux. Un bref regard, dénué de réprimande: un avertissement. Selon moi, la cliente devrait acheter quatre viennoiseries; à ce stade, ça vaudrait mieux. Elle pourra toujours manger la pièce excédentaire le lendemain, ou la donner à un nécessiteux. Dans ce qui s’apparente pour moi à un extraordinaire mouvement d’audace, je murmure: «Peut-être en prendre deux de chaque.» Comme par magie, la dame renchérit: «Vous savez quoi, je vais en prendre deux de chaque. Je suis décidée. Excusez-moi.»

Chic! Non seulement elle m’a entendu, mais elle a apprécié. Ce type de connivence, un micro-contact avec une personne inconnue, me plaît énormément. Depuis l’invasion téléphonie-mobilique, la valeur de ces instants a encore augmenté. Si nous nous recroisons à l’occasion cette dame et moi, nous nous saluerons. C’est comme ça qu’on apprend à se sentir bien dans son quartier, je trouve. Je me demande combien de ceux qui prêchent la pleine conscience sur les réseaux sociaux se comportent avec courtoisie dans les commerces.

Sauf que la cliente ne se retourne pas. Trop discret, mon chuchotement? Genre subliminal? Je ne la quitte pas des yeux tandis qu’elle paie, à l’affût d’un minuscule signe de tête qui ne vient pas. Tant pis. Je vais enfin pouvoir commander… sauf que la boulangère a disparu. Ah, ça! Je veux bien attendre gentiment mon tour, mais je mérite le respect, moi aussi.

«Madame? Excusez-moi, madame?»

Une tâche urgente nécessite sans doute l’intervention de la commerçante, après cette looongue transaction. Disons qu’il eût été sympathique d’accuser réception de ma présence.

«Madame?»

J’en profite pour examiner le contenu de la vitrine. Et si moi aussi, je changeais d’avis? Je pourrais choisir un pain aux raisins, avec crème pâtissière et glaçage au sucre… un panonceau rédigé à la main indique qu’on les appelle également escargots aux raisins.

Ou un chausson aux pommes?

Oui mais bon, c’est quoi cette histoire?

«Madame? Excusez-moi? MADAME?»

Finalement, la boulangère réapparaît et... décroche une ardoise du mur pour en modifier le texte, au moyen d'un bâton de craie. Cette fois, je ne me contrôle plus. «Madame? Dites, MADAME!»

J'ai compris! Elle n’entend pas! Elle a sans doute lu sur les lèvres de la cliente précédente. Je me plante devant la commerçante, qui continue de m’ignorer royalement. Baissant la tête, je vérifie ma tenue. Ai-je l’air d’une de ces stars qui s’habillent d’une manière si négligée que l’on doit prévenir les prestigieuses enseignes aux seins desquelles elles dépensent des fortunes? J’en suis là de mes réflexions lorsqu’un homme pénètre dans la boutique. Tout de suite, il a droit à un bonjour assorti d'un sourire.

«Euh, excusez-moi? (Pourquoi diable est-ce que je m’excuse encore?) J’étais avant.» Je m’attends à ce qu’ils me lancent un regard surpris: qui est cette personne bizarre qui s’offusque d’un rien? Tant pis! Mais non, le gars passe sa commande comme si de rien n’était. «Donnez-moi un petit gris tranché.»

Même pas poli! C’est ça, le secret? Vous allez me balancer deux croissants, et plus vite que ça, la grosse!  Insensé. En fait, j’aurais dû quitter la boulangerie depuis longtemps, mais une rage aussi ridicule que disproportionnée me gouverne. Lorsque le concept de caméra cachée m’effleure l’esprit, il est trop tard. Bien fait: la télévision humoristique doit apprendre à respecter certaines limites. S’ils flanquaient une araignée en plastique à la tête d'un arachnophobe et qu'il se jetait dans le trafic, hein?

«HO-HÉ!» Je claque des doigts, pile entre leurs deux visages. Ils lèvent les yeux, mais ne me regardent toujours pas. Tant pis. Je dirai que j’ai des difficultés personnelles, je rembourserai rubis sur ongle, mais je dois me libérer de cette fureur. Bien protégé par mon sweat-shirt molletonné, je décoche un gigantesque coup de coude dans le comptoir vitré, produisant un bruit cristallin qui semble suspendre le temps. L’instant d’après, des milliers d’éclats cristallisent les alléchantes préparations. Est-ce qu’ils vont m’adresser un sourire compatissant, comme dans ces contes de fées modernes qu’on lit sur Internet, dans lesquels des employés s’octroient une journée de santé mentale avec les félicitations du patronat? Bien sûr, nous comprenons… Donnez-moi juste un numéro où l’on peut vous joindre, pour l’assurance. Mais dites-moi, qu’est-ce que je vous sers?

Au lieu de cela, tous deux se regardent, éberlués. «Vous avez vu ça?

— Incroyable. Vous n’êtes pas blessé, au moins? demande la boulangère.

— Non, non. Mais qu’est-ce qui s’est passé? La vitre était fendillée? Vous devriez faire plus attention, dit le client en époussetant sa veste.

— Sachez, Monsieur, que je nettoie plusieurs fois par jour. Vous n’imaginez pas le nombre de gens qui posent les doigts sur ma vitrine. Autant vous dire que je sais dans quel état sont mes affaires. Bon, je n’ai plus qu’à fermer…

— Pouvez-vous quand même me donner mon pain?

Voilà, je suis devenu invisible. À quand remonte le dernier spectacle de mon neveu Sacha, l'apprenti magicien?

C’est alors que je le vois, prenant naissance dans le sol carrelé de la boutique. Tel un rayon d’or, un époustouflant faisceau transperce la vitre, illumine le feuillage des platanes et s’élance vers le ciel. Fasciné, il me semble que je comprends enfin mes chats, aux instincts décuplés par la vision du laser rouge que je promène parfois, malgré que cette chasse sans résultat soit déconseillée et à n’utiliser qu’avec parcimonie, de préférence en terminant avec une vraie proie—jouet ou friandise.

Ils vont me manquer, me dis-je en glissant dans le rayon. Une chaleur bienheureuse m’imprègne jusqu’au tréfonds de mon être. Je m’élève dans la lumière, telle une fusée de jeu vidéo happée par son vaisseau-mère.


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