[HYPERPHAGIE BOULIMIQUE: épisodes fréquents de crises de boulimie sans comportements compensatoires (tels que vomissement ou prise de laxatifs).]
De l'extérieur, cela ne se voit plus: je ne suis ni maigre, ni grosse. J'ai périodiquement quelques kilos en trop.
Imaginons une brimade à l'école, un gros devoir pour le lendemain ou une bouchée de chocolat, et les plans commençaient. J'ai autant d'argent sur moi, en rentrant de l’école j'irai à la boulangerie acheter une pâtisserie... en moi s'allumait un émoustillant petit feu. L'interdit, la dissimulation, récupérer un peu de plaisir...
Voyons... j'ai assez pour deux éclairs. Gé-nial. Mais il faut que ça vaille la peine, car demain, le régime redémarre, fini pour toujours les pâtisseries, le chocolat etc. J'irai voir discrètement à la cave s'il y a des biscuits dans le garde-manger... S'il y a deux paquets et que j’en monte un dans ma chambre, ça devrait passer inaperçu... j'espère qu'on mangera des pâtes parce que d'habitude j'essaie de ne pas trop en prendre, mais ce soir, c'est quartier libre, alors autant en profiter.
La nourriture est rapidement devenue la réponse à tout. Manger si j'avais froid: je ne songe que depuis peu à enfiler un cardigan. Lorsque j’étais fatiguée: pourquoi faire une micro-sieste, même trois minutes, quand malbouffer va immédiatement chasser la sensation déplaisante?
Ce n'est pas tout à fait fini, mais je gère mieux. Si je grignote quelque chose que j'estime nutritivement inutile, je planifie une razzia au magasin, question de bien rentabiliser l'écart. Pâtes au fromage, biscuits, pain, pâte à tartiner au chocolat... En général, quand les gens se font des petites crises alimentaires, ils se préparent des plats subtils, ou bien ils avalent un paquet de chips. Disons que moi, c'est plutôt de l'ordre de trois repas. Sauf qu'il n'y a ni légumes, ni fruits, mais un max de sucre, de gras et de calories. Seules les premières bouchées sont authentiquement jouissives; bien vite, je n'ai plus faim, pourtant je continue.

S'il y a des restes, je les donne ou les détruis. Par exemple, la pâte à tartiner. Je choisis la plus petite version disponible au magasin, et en fin de soirée, je verse du savon à vaisselle dans le pot, histoire de ne pas craquer le lendemain.
Je suis un peu plus souple de nos jours, mais je réfléchis encore beaucoup avant de m'octroyer certains ingrédients. Je fabrique toutes sortes de règles à respecter.
Le fou dans cette histoire, c'est que je tombe toujours dans le même panneau. J'ai essayé de me permettre les choses que je m'interdis. Les manger en pleine conscience. Les consommer uniquement lorsque j'ai faim. Arrêter quand le goût se ternit parce que la satiété se déclenche. Programmer de mal manger deux ou trois soirs par semaine. Rejoindre des groupes de perte de poids.
Heureusement, je n’absorbe d’aliments «interdits» qu'à partir de tard dans l'après-midi, ce qui limite les dégâts. Mon gouvernail interne sait que la détresse de trop manger et la terreur de l'obésité — qui m’ostraciserait lentement mais sûrement, me dis-je —, sont si intenses que je dois me conduire convenablement en journée. Comme je me nourris plutôt sainement pendant ces heures-là, je ne grossis pas. Pas trop. Je prends quelques kilos. Je les perds au prix d'efforts laborieux. Je les reprends. Et ainsi de suite. Autant de peurs que je me crée à moi-même, car le spectre de la véritable obésité dont j'ai souffert à l'adolescence n'est jamais loin.
J'ai fini par comprendre que c'est une façon pour moi de gérer mon stress, de le remplacer par un autre sentiment négatif. Ce vide qui persiste malgré que ma vie soit agréablement construite.