Caramels, bonbons et chocolats [troubles]

[HYPERPHAGIE BOULIMIQUE: épisodes fréquents de crises de boulimie sans comportements compensatoires (tels que vomissement ou prise de laxatifs).]

De l'extérieur, cela ne se voit plus: je ne suis ni maigre, ni grosse. J'ai périodiquement quelques kilos en trop.

Je pensais être la seule à faire ça. Il ne s’agissait pas à ma connaissance d’un problème répertorié, donc il me semblait que j'aurais dû en venir à bout aisément.
Perdre le contrôle deux à sept fois par semaine, chaque semaine, pendant des années m'a finalement ouvert les yeux sur l'encombrement cérébral généré par cette difficulté presque invisible: manger sans faim pour tenter d'éliminer un stress, pour me réconforter. Sauf que le réconfort se mue en déception, puis en découragement.

Adolescente obèse, j'ai développé le trouble à cette époque, avec l'obsession de maigrir. Très vite sont apparus les aliments interdits et les aliments permis. Je comptais les calories grâce à une brochure que je trimbalais partout avec moi.
J'aurais pu me tourner vers le sexe, mais je me croyais trop laide à cause de mon important surplus de poids et de mes lunettes. Ou vers l'alcool et la drogue. L'alcool viendrait plus tard, et j'en suis désormais à plusieurs années d'abstinence, alléluia, Inch'Alla, un jour à la fois!

Imaginons une brimade à l'école, un gros devoir pour le lendemain ou une bouchée de chocolat, et les plans commençaient. J'ai autant d'argent sur moi, en rentrant de l’école j'irai à la boulangerie acheter une pâtisserie... en moi s'allumait un émoustillant petit feu. L'interdit, la dissimulation, récupérer un peu de plaisir... Ainsi a commencé une délirante suite de calculs quotidiens.

Voyons... j'ai assez pour deux éclairs. Gé-nial. Mais il faut que ça vaille la peine, car demain, le régime redémarre, fini pour toujours les pâtisseries, le chocolat etc. J'irai voir discrètement à la cave s'il y a des biscuits dans le garde-manger... S'il y a deux paquets et que j’en monte un dans ma chambre, ça devrait passer inaperçu... j'espère qu'on mangera des pâtes parce que d'habitude j'essaie de ne pas trop en prendre, mais ce soir, c'est quartier libre, alors autant en profiter.

La nourriture est rapidement devenue la réponse à tout. Manger si j'avais froid: je ne songe que depuis peu à enfiler un cardigan. Lorsque j’étais fatiguée: pourquoi faire une micro-sieste, même trois minutes, quand malbouffer va immédiatement chasser la sensation déplaisante?

C'étaient des réflexes. Je ne me rendais pas compte de ma fatigue ni du froid. Ces sensations ont été négligées si longtemps qu’encore aujourd'hui, elles sont souvent perdues au fond de moi.

Ce n'est pas tout à fait fini, mais je gère mieux. Si je grignote quelque chose que j'estime nutritivement inutile, je planifie une razzia au magasin, question de bien rentabiliser l'écart. Pâtes au fromage, biscuits, pain, pâte à tartiner au chocolat... En général, quand les gens se font des petites crises alimentaires, ils se préparent des plats subtils, ou bien ils avalent un paquet de chips. Disons que moi, c'est plutôt de l'ordre de trois repas. Sauf qu'il n'y a ni légumes, ni fruits, mais un max de sucre, de gras et de calories. Seules les premières bouchées sont authentiquement jouissives; bien vite, je n'ai plus faim, pourtant je continue.

J'essaie de calculer mes achats de manière à ce qu'il ne reste pas de denrées interdites le lendemain du festin. Mauvais mot pour ces accès qui me laissent un sentiment d'impuissance, de défaite, de désespoir souvent. Parfois, j'ai la nausée en allant dormir, comme si j'avais trop bu. Ou mal à la tête le lendemain.


S'il y a des restes, je les donne ou les détruis. Par exemple, la pâte à tartiner. Je choisis la plus petite version disponible au magasin, et en fin de soirée, je verse du savon à vaisselle dans le pot, histoire de ne pas craquer le lendemain.

Je suis un peu plus souple de nos jours, mais je réfléchis encore beaucoup avant de m'octroyer certains ingrédients. Je fabrique toutes sortes de règles à respecter.

Le fou dans cette histoire, c'est que je tombe toujours dans le même panneau. J'ai essayé de me permettre les choses que je m'interdis. Les manger en pleine conscience. Les consommer uniquement lorsque j'ai faim. Arrêter quand le goût se ternit parce que la satiété se déclenche. Programmer de mal manger deux ou trois soirs par semaine. Rejoindre des groupes de perte de poids.

Heureusement, je n’absorbe d’aliments «interdits» qu'à partir de tard dans l'après-midi, ce qui limite les dégâts. Mon gouvernail interne sait que la détresse de trop manger et la terreur de l'obésité — qui m’ostraciserait lentement mais sûrement, me dis-je —, sont si intenses que je dois me conduire convenablement en journée. Comme je me nourris plutôt sainement pendant ces heures-là, je ne grossis pas. Pas trop. Je prends quelques kilos. Je les perds au prix d'efforts laborieux. Je les reprends. Et ainsi de suite. Autant de peurs que je me crée à moi-même, car le spectre de la véritable obésité dont j'ai souffert à l'adolescence n'est jamais loin.

J'ai fini par comprendre que c'est une façon pour moi de gérer mon stress, de le remplacer par un autre sentiment négatif. Ce vide qui persiste malgré que ma vie soit agréablement construite.


photo ©  Annie Spratt