Je n’allais plus beaucoup sur Facebook. Ça n’aidait pas que j’aie oublié mon mot de passe, et que mes tentatives pour en changer aient successivement échoué. Au lieu de persister, je prenais ça comme un encouragement à limiter mon temps d’écran. Je pouvais encore accéder au réseau social via mon téléphone, mais s’il est vrai que je me servais du système de messagerie, il ne m’arrivait que rarement de scroller. Enfin, rarement d’après certaines normes. On parle d’une séquence d’une vingtaine de minutes par jour, malgré tout.
Par contre, lorsque mon amie Reshell a connu un revers de fortune, je me suis mise à visiter plus assidûment son profil dans le but de mieux l’entourer. OK, l’expression s’applique en général aux difficultés financières, mais c’est l’image qui me vient. D’ailleurs, en consultant le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, mon dictionnaire en ligne, j’apprends que Fortune était le nom d’une divinité qui présidait aux aléas de la destinée humaine, et qui distribuait les biens et les maux selon son caprice. Même si ce n’est pas nécessairement comme ça que je conçois les choses, l’expression fonctionne.
Reshell est une femme qui mène sa vie avec application. Retraitée d’une carrière dans le domaine de la santé, elle gère intelligemment ses revenus, se contentant d’un logement petit mais suffisant, et se consacrant à ses deux passions. En ordre alphabétique, l’écriture, et son fils.
Oh oui, Reshell prend l’écriture au sérieux, et davantage façon Stephen King («votre boulot principal est de raconter une histoire») que Marguerite Duras («Écrire, c’est tenter de savoir ce qu’on écrirait si on écrivait»). Elle compose des opus gorgés de rebondissements, avec des dialogues truculents entre des personnages émotifs et colorés. Ses paragraphes, truffés de saveurs et de textures différentes comme des boules de crème glacée Ben & Jerry’s, procurent la sensation d’être en compagnie d'amis. À raison de huit séances par semaine, Reshell anime bénévolement notre petit groupe d’écrivains—c’est vous dire de quel genre de personne il s’agit.
L’autre passion de Reshell, c’est son fils, Kaiden. Entre eux s’est déployée une relation réciproque, bâtie d’année en année à partir de l’authentique complicité qui relie deux êtres animés des mêmes valeurs de générosité, de dynamisme et de créativité. Tout cela, saupoudré d’enthousiasme en commun pour la musique rock, l’univers Marvel, et les galas de lutte professionnelle dans toute leur splendeur bouillonnante et théâtrale. Mère et fils se voyaient souvent, et ça me fait drôle de dire «mère et fils», tant j’ai l’impression qu’ils s’étaient choisis indépendamment des liens de sang. Cette fréquentation soutenue ne les avait empêchés ni l’un ni l’autre de travailler à temps plein (dans l’écriture, désormais, en ce qui concernait Reshell) et de forger d’autres relations solides. Kaiden et son amoureuse Adriana s’étaient mariés, et même lorsque ces deux-là avaient mis au monde leur enfant, des paroles prononcées ici et là par mon amie entre deux tranches d’écriture révélaient qu’elle mettait son point d’honneur à respecter leur intimité.
Le revers de fortune que connut Reshell, c’est que son unique enfant décéda. À l’âge de 43 ans. Un revers de fortune en ostie de calisse de tabarnak, si vous voulez mon avis.
Et donc pour en revenir à Facebook, je me mis à commenter régulièrement les publications de Reshell quand celles-ci m’inspiraient, car il me semblait que cela constituait une manière supplémentaire d’être présente—avec les messages que nous échangions de temps en temps et les conversations privilégiées, parfois, à la faveur des rencontres d’écriture. C’est très certainement en raison de ces interventions plus nombreuses qu’Ilan me remarqua, et me transmit sa demande de connexion via le réseau. Je voyais bien de qui il s’agissait: non seulement le frère de Reshell était actif sur le profil de cette dernière, en plus il avait pris la parole lors des funérailles.
Les funérailles.
Au départ, la pensée d’y assister ne m’avait même pas effleurée. De un, des membres de la famille habitaient à New York et à Bucarest, et je croyais que la cérémonie aurait lieu virtuellement. Oui, je suis un peu étourdie. Je m’arrête sur une idée et ne réfléchis pas plus loin. C’est reposant, des fois. De deux, je n’avais jamais saisi l’occasion de rencontrer Kaiden, ce qui ne m’empêchait pas de savoir plusieurs choses à son sujet, comme le fait qu’il invitait toujours Reshell à ses concerts (sauf quand il s’attendait à du grabuge), et indépendamment du fait que sa maman ne représentait a priori pas le public cible en matière de punk fastcore.
Et puis, le matin des funérailles, je me suis dit que si l’info était affichée sur le profil Facebook de Reshell, je pouvais bien y aller, moi. Au pire, on me refuserait l’entrée; pas de trouble. J’aurais au moins fait ça pour elle, car j’avais été si peu présente au cours de l’année écoulée que je n’avais pas mesuré la gravité de la situation.
Contrairement aux célébrations chrétiennes auxquelles j’étais habituée et où le temps de parole des proches se limite à une poignée de minutes, pour une messe d’une heure ou une heure trente, cette maison funéraire juive attribuait les proportions inverses. Les trois témoignages, offerts entre autres par Ilan et par le meilleur ami de Kaiden, décrivirent un homme chaleureux, accueillant, et d’une immense bonté. C’était limpide: dans la salle comble et feutrée, leur gratitude d’avoir connu Kaiden, leur admiration envers qui il était, avec ses qualités de cœur colossales, bienfaisantes, bénéfiquement contagieuses, jaillirent de la cuirasse robuste de leur douleur comme des rayons lasers. C’était tellement puissant, simple, et évident que cette lumière m’atteignit en profondeur et modifia quelque chose en moi—je voudrais dire: dans mon ADN. J’ai eu envie, et j’ai décidé, de ressembler à Kaiden.
La mort implique une séparation souvent brutale et souvent bouleversante, mais pas forcément définitive, d’après mes recherches et mon expérience à ce propos. Grâce à cette croyance, j’ai facile à exprimer les sentiments de compassion qui montent en moi, sans amertume. J’ai songé que c’était probablement le contenu spécifique d’un de mes commentaires au bas d’un post qui avait donné à Ilan l’idée d’envoyer sa demande d’amitié. J’ai pensé qu’il s’était dit: «Tiens, je ne vois pas qui est cette personne qui semble connaître Reshell et Kaiden.» Comme s’il avait voulu récupérer tout ce qu’il pouvait de son neveu, apprendre peut-être une nouvelle anecdote le concernant, sorte de trésor posthume. Et le fait que quelqu'un ait cru que j’avais été proche de Kaiden m’a remplie de fierté.