Dire que l'idée du cirque venait de Grand-Papy… Jeremie avait encore du mal à se l'imaginer. Pourtant, il paraissait logique que son aïeul connaisse des lieux abandonnés. Une usine fermée et que l’on n’avait jamais réinvestie, une école désaffectée pour manque d'élèves… n’était-ce pas le genre d’histoires que l’on racontait, au-delà d’un certain âge? En tout cas, voilà qui promettait de changer des motels et appartements abandonnés que le jeune homme explorait d’habitude. Il se pouvait qu’il ne trouve pas son compte au milieu de gradins envahis d’herbe folle et de cages désertées, mais les roulottes et caravanes compenseraient, le cas échéant. Ça avait le mérite d’être original.
Au volant de sa Versa brinquebalante, Jeremie avalait les kilomètres en direction du lieu-dit de Segonquit, à mi-chemin entre Akwesasne et Massena, de l'autre côté de la frontière entre le Québec et les États-Unis. Il se rappelait avec précision la conversation avec son aïeul le dimanche d'avant. Ils avaient bu du thé glacé, utilisant les tracts multicolores d’un cirque ambulant en guise de sous-verres. C’était cela qui avait déclenché la conversation.
— Dis-moi, Grand-Papy.
— Et bien, y'avait pas tout ç'bruit, d’abord. Et l'éclairage compliqué. Ou, tellement de choses qui s'passent en même temps qu'on sait plus vers où qu'y faut qu'on r'garde.
— Dis-m’en plus, allez.
— Les gens du cirque, y's déplaçaient pas dans des autobus modernes comme aujourd'hui. C'était pauvre, ç'monde-là, ça vivait simplement.
— Oh.
— J'me souviens d'la femme singe—c'était quequ'chose. Elle paraissait sur scène, pis y'avait un vrombissement, et les poils lui poussaient d'partout à la fois. À la fin, elle avait l'air d'une bête.
— Y'avait les animaux, avait poursuivi le grand-père. On pouvait les flatter avant les spectac'. Y's attendaient dans leur cage, on était encore plus proche qu'au zoo. Y'avait une de ces odeurs... On n'a plus l’droit d'les mettre dans des cages de même. Y's ont fait des lois, chui pas contre, sauf qu'y a des familles entières qui vivent dans une surface pareille, qu'ça s'appelle pas des cages, mais qu'ça en a tout l'air.
L’homme âgé s'exprimait avec conviction; il avait renversé un peu de sa boisson. Jeremie avait alors enchaîné:
— La trapéziste! L'orchestre jouait d'la musique et une belle femme montait sur une balançoire. Elle faisait d'ces acrobaties, parfois j'osais même pas r'garder. C'était étourdissant, pis beau.
— J'aurais aimé voir ça.
— Y'avait un cirque à mon époque, il était basé pas loin. Y portait un nom bizarre.
Fronçant les sourcils, le vieil homme avait fouillé dans ses souvenirs.
— Ça sonnait un peu comme marde. Madre, Medre... Madra Circus, c'est ça. Sur la plaine, à quelques kilomètres de Cornwall où ç’qu’on habitait quand on vivait en Ontario. Mais c’est fini depuis longtemps.
Tremblant d'excitation, Jeremie avait recueilli les détails auprès de son aïeul. La bourgade se situait à trois heures de Montréal si on roulait tranquillement, ce qui était le cas du jeune homme, car il aimait profiter du paysage. Il s'était préparé, étudiant le trajet avec soin, consultant les prévisions météorologiques. Le jour venu, il enfouit le matériel de base dans les poches de son pantalon cargo—téléphone chargé, lampe torche, flacon de spray antiseptique, couteau suisse. Enfin, avant de se mettre en route, il enfila des bottes à semelle épaisse.
Au bout d'une heure, Jeremie enclencha la climatisation: la température extérieure avoisinait les trente degrés. La radio fonctionnait en sourdine; juste avant de s'arrêter pour prendre un café et un hamburger, le jeune homme écouta le bulletin d'informations. Une accusation de corruption pesait sur le gouvernement. Une société déclarait faillite, créant des centaines de chômeurs. La petite fille disparue depuis dix jours n'avait pas été retrouvée. Le jeune homme éteignit avant les résultats sportifs.
Une fois restauré, il s'aspergea de lotion anti-moustiques puis remonta dans la Versa afin d’entamer la dernière étape de son périple. À mesure que les voies devenaient moins fréquentées, une abondante végétation émergeait de part et d’autre du bitume. Les buissons touffus empêchaient la vision de loin; lorsque la voie se mua en une route à sens unique, l’impression d’isolement s’amplifia. Enfin, Jeremie aperçut le panneau de bois—un dessin à-demi effacé, figurant un chapiteau entouré d'une guirlande à pompons. La flèche pointait vers une route en terre, qu’il suivit jusqu’à déboucher sur la plaine, où l’attendait un spectacle désolant.
Un vaste chapiteau dominait l'étendue herbeuse, sa bâche jaune et rouge alourdie par des flaques d'eau moisie. Des roulottes sales aux fenêtres brisées, des cages avec des amas de paille et de foin souillé, des camionnettes défoncées gisaient, éparpillées un peu partout. Lorsque le jeune explorateur éteignit le moteur et sortit du véhicule, le silence et la chaleur humide l'assaillirent comme un invisible ennemi. Machinalement, il s'assura que le réseau permettait un appel. Ensuite, le cœur battant, il s'approcha d'une première roulotte. La porte d'entrée avait été arrachée, exposant une unique pièce, aménagée avec goût. Des tapis dissimulaient le plancher et, sous les fenêtres, des matelas empilés avec soin imitaient un divan. Une table basse permettait de prendre des repas, à condition de s'asseoir par terre. Un amoncellement de vaisselle et de chaudrons tenait en équilibre au-dessus d'un réchaud. D'autres objets révélaient la teneur de l'ancien foyer: une couverture imprimée d'animaux sauvages, un berceau, un croquis encore affiché sur la cloison.
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une table basse permettait de prendre des repas |
Jeremie sortit et poursuivit sa progression à travers des bancs renversés, dénichant un sabre au milieu d'un enchevêtrement de cordes. Plus loin, une caravane annonçait Madame Esmeralda. La poignée céda facilement, et les gonds grincèrent lorsqu'il ouvrit la porte. Du velours mauve tendu sur les murs assombrissait la pièce. Malgré cela, Jeremie identifia sur le sol une boule de cristal éclatée, en mille morceaux. Lorsqu'il regagna l'extérieur, il s'aperçut qu'une carte collait à sa chaussure. Elle représentait un cavalier en armure; en examinant le dessin, il réalisa qu'il s'agissait d'un squelette. En dépit de la chaleur, il frissonna.
C'est à peu près à ce moment qu'il remarqua l'odeur. Une senteur organique, rappelant la décomposition. Probablement un animal coincé dans une cage—un chien, peut-être. Contournant un baraquement vide, il se dirigea vers le chapiteau, écarta un pan de la bâche colorée, et pénétra à l’intérieur.
L'odeur décuplée accabla aussitôt l'explorateur. Il écarquilla les yeux pendant que, dans la pénombre, un macabre tableau prenait forme. Entouré d’étroits gradins, le sol au centre de la tente était recouvert de sable. Accrochée au sommet du chapiteau, une corde pendait dans le vide. Elle retenait un petit corps vêtu d'une robe rouge. Les membres du cadavre avaient noirci. Ils étaient gonflés. La tête, penchée sur le côté, lui donnait un air las. On aurait dit une affreuse poupée.
Jeremie s’empara du téléphone cellulaire et composa le numéro de la police. Ensuite, il s'assit sur un gradin, et il ne bougea plus.
Paru dans Sanitarium sous le titre The Final Lap, août 2014.