Reborn

Je savais qu’il existait des adultes, soit dit en passant considérés comme suffisamment sains d’esprit pour intégrer la société, qui se baladaient avec des poupées comme s’il s’agissait de véritables enfants: je l’avais vu dans un reportage à la télévision, bien deux décennies auparavant. Les poupons en question arboraient l’aspect extrêmement fripé qu’ont parfois les nouveau-nés âgés tout au plus de quelques heures. En gros, on parlait de petits bibendums que leurs propriétaires exposaient au creux de poussettes, ou qu’ils fixaient sur leur torse au moyen de sangles de tissu.

Je m’étais interrogée sur le pourquoi d’une telle pratique, d’autant plus qu’un simple coup d’œil dévoilait la supercherie. Mais tant que les gens passaient de bons moments, je n’allais pas critiquer. Clairement, ils vivaient un désir d’enfant non-abouti, une faim d’attention, ou de reconnaissance.

C’est pourquoi j’étais déjà un peu préparée quand ma tante me transmit son souhait de se procurer un de ces faux bébés. J’utilise le mot bébé un peu comme j’aime dire Madame à une personne de biologie manifestement masculine, habillée en jupe et talons aiguille. Je joue le jeu, quoi.

Jorda hésitait et, sentant son engouement, reconnaissant dans les nuances de sa voix l’émotion des décisions capitales, je lui rappelai que sans nécessairement enquêter sur le bien-fondé de l’affaire, son conjoint attaquait des dragons plusieurs heures d’affilée sur un écran d’ordinateur, à la quarantaine avancée.

Il faut croire que Jorda avait déjà pris le gros de sa décision: vingt minutes après notre conversation, elle m’envoya une photo de ce qu’elle désigna comme une adoption. Un terme qui ne présageait rien de bon, surtout que la poupée choisie ne possédait que peu en commun avec les créatures chiffonnées de l’émission télévisée. En partie dissimulée par une couverture, étendue dans un landau, elle paraissait sommeiller comme une minuscule fillette endormie.

Un an plus tard, la marmaille imaginaire de Jorda comptait onze petits protégés, et j’avais été gratifiée d’une filleule, chose à quoi je n’étais pas préparée et à laquelle, craignant de blesser, je n’avais pas osé dire non.


Le partenaire et les deux fils de ma tante ne voyaient pas cette passion d’un trop bon œil. Pouvais-je les blâmer? D’un autre côté, ils consacraient un temps et un argent conséquents à leur activité virtuelle. Certes, ils communiquaient avec des pairs; encore là cependant, Jorda ne perdait pas au change, muant sous mes yeux admiratifs et stupéfaits d’esseulée chronique à organisatrice de sorties liées à son original loisir.

Parce qu’elle aimait les poupées, son entourage réclamait: pourquoi ne berçait-elle pas de vrais bébés à l’hôpital, où ils manquaient de bénévoles? Moi aussi, j’avais eu ces pensées. En revanche, demandait-on aux collectionneurs de timbres-poste de donner un coup de main au facteur? Les gens payaient des sommes parfois étonnantes pour un timbre ancien, dont la valeur ne provenait que de sa rareté. Ma tante allongeait des montants comparables pour des œuvres ayant nécessité des heures de travail manuel. Elle se procurait les vêtements en seconde main, et donc, me disais-je, ils resserviraient peut-être pour des êtres réels.


Restait la question de l'amour incommensurable que Jorda affirmait éprouver. Comment son attachement pouvait-il s’avérer aussi intense? À quels manquements dans son existence palliaient-ils? En dépit d’une évidente complicité, elle et son conjoint partageaient peu sur le plan émotionnel. Mais de là à s’éprendre d’objets? Les enfants chérissent leurs jouets… nounours et peluches les apaisent. Ensuite, toutefois, ils s’en détachent.

En même temps, je la laissais vivre sa vie, et elle me laissait vivre la mienne.

J’avais évolué. Au début, cela me gênait qu’elle dégaine une poupée et la berce au beau milieu d’un café. Je m’étais fait une raison; même, j’y trouvais une leçon de vie: assumer et respecter certains côtés de ma personne, tel le risque accéléré de surmenage psychique. Et de fait, les agissements de chacun leur appartenaient. Il ne me fallait pas craindre que l’on m’associe aux inclinations de ma tante, qui par ailleurs demeuraient innocentes—du moins tant qu’elle révélait la vérité immédiatement, en cas d’intérêt de la part d’autrui. Je l’y exhortais, car selon moi, il fallait à tout prix éviter l’effet mon Dieu, son enfant est mort et elle ne le sait pas. Bien souvent, malgré mes encouragements à en sourire («c’est un faux, ça demande moins de travail!»), Jorda bredouillait une réponse inintelligible et s’éloignait.


Elle m’inquiéta seulement lorsqu’elle me confia que des changements se produisaient pendant la nuit, avec les poupons du salon.
— Tu m’as dit que tu prenais plaisir à les mettre en pyjama le soir. Tu en as quand même plusieurs, maintenant (plusieurs, pas beaucoup. Je surveillais mon vocabulaire, afin qu’elle n’y voie pas de reproche larvé). Se peut-il que tu aies mis les pantoufles canard à Dylan plutôt qu’à Louna?
— C’est Timmy, les canards. Dylan, son thème, c’est les clowns.
— Mmh... tu vois ce que je veux dire. Ça serait vite arrivé, non? Si tu es au téléphone…

La première anomalie m'avait émerveillée. Jorda pouvait presque croire que sa progéniture de vinyle s’animait lorsque tout le monde dormait, et s’amusait à lui jouer des tours. Un hochet était tombé. Un ours miniature réconfortait la fan de licornes. Après quatre ou cinq incidents, nous avions pensé au chat. Va pour une pantoufle au sol; mais un échange de bonnets? Elle s’était mise à suspecter son fils cadet. Facétieux, discret, oui, je pouvais l’imaginer taquinant la collection à la faveur de l’obscurité.

Avant que nous puissions imaginer un stratagème visant à vérifier cette hypothèse, ma tante s’éveilla pour un motif inconnu, une nuit, vers trois heures du matin. Constatant que Florian ne reposait pas à ses côtés, elle se glissa dans le corridor, puis pénétra au salon à pas de loup. Assoupi sur le divan, son partenaire ronflait doucement, une petite poupée nichée entre ses bras musclés.



photo © mana5280