Page trois, au-dessus du titre, un cachet stipule: «Ce livre appartient à Oscar Petitfour». Comment ai-je pu le manquer? Je feuillette pourtant les ouvrages, quand j’achète d’occasion. Je le reconnais sans honte aucune, passages soulignés et annotations me dérangent. J'aime le texte nu, c’est-à-dire tel que l’auteur l’a conçu. Est-ce trop demander? Assurément. Il suffit de compter les notes de bas de page¹ — parfois, on soupçonnerait le traducteur de vanter son savoir. Une remarque de temps en temps, à la rigueur; cependant nous ne sommes plus à l’époque de mes vingt ans, où il fallait se référer à plus de trente volumes d’Encyclopædia Britannica. À l’ère d’Internet, on peut aisément vérifier la disposition des îles du Ponant ou les ingrédients d’un Long Island Iced Tea. Ou bien, en posant nos questions à de vraies personnes, on amorce des conversations originales.
Il n’existe qu’une seule méthode valide à mes yeux, pour informer le lecteur : inclure l’explication dans le texte, entre deux virgules. Cela donne une délicate insertion du genre: «Abby préparerait une salade pour le pique-nique du 4 juillet, jour de la fête nationale»; mais je crois que ce procédé se limite aux œuvres moins littéraires. Dommage.
Pour en revenir à Monsieur Petitfour, je m’interroge. Cet homme aux habitudes désuètes possède-t-il une collection de cachets? «Ce disque appartient à Oscar Petitfour». «Ce film appartient à Oscar Petitfour». Sans négliger les nominettes: «Ce vêtement…». Enfin. Il porte un si joli nom! Et puis, c'est miraculeux, un petit four. Déguster en une seule bouchée un feuilleté de ris de veau ou un éclair à la crème pâtissière… Du reste, Petitfour objectera, avec raison: «De votre côté, Alberich Legault, à quoi bon acheter en seconde main si l'état des choses vous importe tant?» J’argumenterai qu’une page cornée n’en demeure pas moins anonyme.
Et d'abord, pourquoi cet exemplaire de Piège abyssinien a-t-il abouti entre mes mains? Monsieur Petitfour ne l’a-t-il pas apprécié? L’aurait-il égaré? Ça se perd, un livre, indépendamment de l’engouement qu’il suscite. Prenons une salle d'attente. Tout à coup, ça y est, on claironne votre nom. Vous vous précipitez, fourrez vos lunettes au hasard d’une poche, roulez votre imperméable en boule. Vous oubliez le livre, qui a valdingué sur le tapis. Heureusement, Petitfour obtiendra sans difficulté une autre copie de Piège abyssinien. Admettons qu'il dispose d’un budget restreint: il le choisira usagé, comme moi. Un gigantesque succès commercial — pas moyen d'y échapper.
J’ai fait le tour de la question. Confortablement installé dans mon fauteuil, j’entame ce suspense que des millions de lecteurs ont qualifié de haletant. Un dénommé Armand Carrard répond à une annonce pour le poste de ses rêves. À l’entrevue, ses muscles saillent sous son costume élégant. Tiens. Je ne l’imaginais pas si bien bâti. Ah non! C'est Oscar Petitfour qui présente de l’embonpoint, entre tourtières et daubes miniatures. Le cher homme commence à me plaire. J'ai faim.
Cinq biscuits apéritif plus tard, j’ai progressé de dix-neuf pages. J’envisage de me procurer d'authentiques mignardises pour accompagner ma lecture. Il me semble y avoir droit. Bonne nouvelle! Armand Carrard décroche le poste convoité: directeur de la sécurité sur le Majesté Maritime. Djibouti, Madagascar, la Mer Rouge... Il n'en finira pas de voyager. Je le visualise sur son navire, aux petits soins avec les vacanciers, leur concoctant des festins… Ah non. Carrard ne cuisine pas. Il ressemble plus à James Bond qu'à un cordon-bleu débonnaire. Aux commandes de motomarines endiablées, il affrontera des truands. Bof. Je suis davantage d'humeur à fréquenter Julia Child ou Brillat-Savarin. Et si j'essayais de localiser l’inspirant Petitfour? Douze Grains vient justement d’ouvrir une succursale dans le quartier. J’en profiterai pour lui remettre son bouquin. Sacré Oscar.
¹Qui nous arrachent au récit.
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photo © marqquin