Pourquoi suis-je énervé? Qu’est-ce qui se passe... Ai-je froid? Dois-je passer un coup de fil stressant? Depuis combien de temps la désagréable impression se niche-t-elle en moi ? Voyons. On est dimanche. Je me suis levé, j’ai bu un bon café, meilleur qu’hier. Note intérieure: ne plus prendre le robusta (paquet rouge). J’ai lu quelques pages d’un thriller intéressant… accepté l’invitation du groupe d’escalade — voilà. L’échange de Noël de mon groupe d’escalade.
Un cadeau chacun, pour lequel nous avons fixé un montant de vingt dollars, aussitôt devenu un montant maximal de vingt dollars. Je me sens mal, parce que j’ai peur d'hériter d'un cadeau nul. Non... J’ai peur d'hériter du seul cadeau nul de la bande. Quand je déballerai l’espèce de vase opaque faisant également office de porte-crayons, les autres, ceux qui ont remporté une tasse en porcelaine de qualité ou un livre habilement choisi me diront: mais non, ce n’est pas moche (on échange? ah non! me répondra-t-on en serrant contre soi l’objet chéri). À les entendre, le risque fait partie du jeu. Mouais.
Tandis que j’analyse, il me semble que ce que je ressens ne relève pas uniquement de l’ici et maintenant. Je grimpe dans la capsule temporelle, direction le passé… voyons… quatorze ans plus tôt à peu près, c’est ça. Une réunion de famille, lorsque j’habitais encore en Belgique. Chacun offre un présent d’une valeur de quinze euros à une personne tirée au sort. Oh oui, voilà la cause de mon état actuel: mes mains subitement moites me le confirment.
Sachez pour commencer que je suis conscient que quinze euros constituent un vrai petit budget, particulièrement si l’on a, mettons, trois enfants; même s’il ne s’agit pas forcément d’une question de moyens. L’un des pires choix que j’aie vus provenait en effet d’une dame authentiquement fortunée, qui refourguait une espèce de porte-serviettes de table dans un alliage de zinc brillant imitant la dentelle — ceux d’Ikea ont cent fois plus d’allure. Mais donc à cinq, ça revient à septante-cinq euros. Cependant, ce n’est pas comme si on jetait cet argent à la poubelle. On ne fait pas que donner: ça va dans les deux sens. De plus, Noël est encore vaguement censé représenter une fête familiale; à la rigueur, pas besoin d’acheter d’autres cadeaux à qui que ce soit, collègues, amis, voisins et j’en passe. En vrai, on la détient, cette somme. On va rechigner à la dépenser pour un membre de la famille que l’on voit deux fois par an et avec qui l’on ne partage peut-être pas énormément d’affinités, par contre on va allonger les billets dès lors que l’on parle d’un resto, d’une séance de cinéma ou d’UV. Tandis qu’un cadeau bien pensé dure des années.
Je trouve même acceptable de donner un objet déjà en notre possession, en état impeccable. Dans ce cas, je proposerais une valeur légèrement supérieure au montant déterminé. Un Beau livre de photos d’enfants du monde, un élégant presse-ail en acier inoxydable… un foulard jamais porté... On investit trois dollars d’emballage pour empaqueter soigneusement l’article dont on se déleste. Pourquoi pas?
Et donc cette année-là, quatorze ans auparavant, j’avais reçu de la femme de mon oncle une serviette-éponge carrée turquoise, en coton, à peine plus grande qu’un linge à vaisselle. Grossièrement emballée. Moi je dis: un gâteau, une douzaine de biscuits ou une note manuscrite m’invitant à manger chez eux mon plat préféré. Absolument. Mais ça? Je n’eus même pas droit à un petit aparté (J’ai pas fait fort cette année. Désolée…). Comme dans l’histoire du fardeau que l’on ne soulève que deux minutes et auquel on repense plus tard, le soulevant pour ainsi dire à nouveau, je porte encore cet incident en moi.
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Une douzaine de biscuits: absolument. |
Bon, c’est clair que pour ruminer ça aujourd’hui et redouter d’écoper du pire cadeau du groupe d’escalade, il faut un esprit spécial; sauf que moi, je le possède, cet esprit. J’en veux aux gens. Pour mille raisons. En réalité, je passe mon temps à éprouver du ressentiment. De la frustration. De l'injustice. J'en veux à ceux qui trouvent normal de claquer cent dollars par assiette au restaurant, alors que le personnel infirmier est si mal payé. À ceux qui ne répondent pas à la salutation du caissier. Oui, les gens sont distraits, occupés, en train de se demander s’ils ont pensé à racheter des amandes, et c’est connu que toute une corporation paraît faire partie du décor (et tant qu’on n’a pas conscientisé ce phénomène, on ne saluera jamais). N'oublions pas ceux qui parlent fort au téléphone sans adresser ne fût-ce qu’un coup d’œil aux autres, ni avant, ni pendant, ni après leur appel. Ces individus inondent les réseaux sociaux d’invitations à la pleine conscience.
Ça m’énerve aussi parce que ça me rend triste. C’est bête, quoi. On pourrait améliorer le monde. Beaucoup savent à peu près comment s’y prendre, mais ne passent pas à l’action. Et moi?
S’il y a une chose que cette histoire de serviette de bain / linge à vaisselle m’a apprise, c’est bien les règles du regifting. Voilà peut-être la solution: si désormais, lors des échanges de ce type, j’envisageais systématiquement de me séparer d’un objet qui m’appartient? Je me sentirai moins lésé si j'obtiens une babiole immonde. Je prendrai plaisir à faire le tour de mon appartement en quête de beau. Le taille-crayon fabriqué à partir d’un encrier? L’exemplaire impeccable d’Oscar et la dame rose acheté en seconde main pour me munir, justement, d’un cadeau de dernière minute? Si rien ne me semble convenir, j’achèterai un article en double. De cette façon, si je gagne un paquet de cuillères en plastique vert, je ne les ramènerai même pas chez moi; je les abandonnerai dans une boîte de dons. Ainsi, je m’accorderai le soin et la valeur que j’estime mériter. Je pourrai même me vanter: moi, je suis chanceux, je récolte toujours quelque chose qui me plaît. En vrai, je suis chanceux — chanceux de me débarrasser de cette vieille épine dans le pied.
Je ne connaîtrai pas la motivation de ma tante par alliance; adorait-elle cette serviette turquoise, la trouvant ultra-pratique, utile pour tout et rien à la fois? Qui sait? Dans le pire des cas (je fais une supposition et je prends ça personnellement, deux évidentes entorses aux Quatre Accords Toltèques qui me guident au quotidien), je me dis que parfois, des gens qu’on aime bien ne nous aiment pas. Et parfois, ce n’est pas grave.
L'important là-dedans, c’est que maintenant, je me réjouis d’aller à l’escalade.
Photo © Katie Goertzen & John Dancy