Démence d’avant-garde

Papa s’est mis à décliner voilà environ quatre ans. Parce qu’une hirondelle ne fait pas le printemps, je ne me formalisai pas des premiers oublis et distractions; il faut dire qu’en tant qu’inspectrice des douanes, le biscornu relève de mon quotidien. Seulement, peu à peu, les incohérences se sont multipliées. Je ne m’y connaissais pas trop dans le domaine, mis à part les cas typiques comme la télécommande dans le frigo. Mon père, lui, commença par se tromper dans les saisons. En plein hiver, il se réjouissait des températures fraîches comme d’un rebondissement inespéré. Il procéda ensuite à des reconfigurations démographiques, localisant par exemple une partie du peuple pakistanais en Irlande, et les habitants des Guyanes, dans le Wyoming. Les mois passèrent, et Papa inventa des guerres entre des nations alliées depuis toujours.

Il se réjouissait des températures fraîches.

Il s’offusquait de notre mode de vie: lui qui avait chassé dans sa jeunesse se convertit à une alimentation strictement végétale. Il refusa bientôt de conduire, ce que j’interprétai au départ comme une manière de dissimuler la perte de confiance en ses capacités. Mais il jugeait scandaleux nos propres déplacements en voiture; il n’était même pas question que nous le conduisions où que ce fût. À dire vrai, seuls les transports en commun trouvaient encore grâce à ses yeux. De quel recoin foisonnant de son imagination émergeaient ces idées?

Étonnamment, il nous situait très bien, Bénédicte, les enfants et moi. Sauf qu’il augmenta un jour notre progéniture d’un petit dernier qu’il appela Sacha. Il alla jusqu’à nous reprocher de bannir l’enfant imaginaire des photos de famille et d’ignorer son anniversaire. Puis il tenta de me réconforter au sujet d’un présumé divorce. Bref, démence sénile.

J’évitais de conter certains détails à Béné, parce que son grand-père était atteint de ce type de maladie — bien qu’elle se manifestât très différemment dans son cas. Dans ce contexte, quel bonheur lorsqu'au terme d'une ultime IUI, mon épouse se révéla enceinte! Nous apprîmes qu’il s’agissait d’un garçon, et une belle joie se déploya dans nos cœurs: Sandra et Sarah pouponneraient un petit frère. Béné suggéra qu’on le nomme Sacha, et je songeai à Papa.


Frissonnante, je monte le chauffage — drôle de mois d’août. Je profite de la sieste du bébé pour rédiger ces lignes. Béné et moi tentons une séparation temporaire dans l’espoir de nous rabibocher; nous ne nous voyons qu’en thérapie, et pour nous échanger les enfants. En dépit de la gratuité des séances, je ne me suis pas encore inscrite à l’atelier véganisme, et mon budget rétrécit proportionnellement à l’augmentation du prix de la viande. Parfois, je me dis qu’à bien des aspects, Papa tient davantage du visionnaire que du dément. Je crois qu’il est temps d’avoir une petite conversation avec lui. Peut-être aussi, de le libérer du centre pour adultes en perte cognitive où je l’ai fait admettre contre sa volonté. J’ai honte, mais il n’est pas trop tard.




photo © Marcos Rivas