Doggy Bag

J'adore aller au restaurant, si l’on paie pour moi. C’est aussi simple que ça. En général, je regarde le menu sur Internet et j'anticipe diverses combinaisons alimentaires: un premier choix, suivi d'un second, au cas où ma préférence ne serait pas disponible. Oui, cette attitude reflète probablement une crainte, un besoin de contrôle, mais j’y trouve du plaisir, de la même manière que je commence une liste pour ma valise plusieurs semaines avant un départ en vacances.

Bon, ce soir, il fait froid et je comptais rester tranquillement sur le divan; par contre Roddy propose d’aller au Continental, et j'accepte. De un, c’est gentil de sa part, de deux, c’est un projet simple. Ces derniers temps en effet, mon partenaire a multiplié les propositions saugrenues, du saut à l’élastique (j’en comprends l’intérêt, mais ne me pardonnerais pas d’arriver au ciel pour une raison aussi frivole qu’un coup de vent imprévu) au dumpster diving (idée formidable sauf que de un, je suis à la limite de la germophobie et surveille mon microbiote jusqu’à l’obsession, ayant l’ambition folle de ne plus jamais souffrir de rhume, et que de deux, il s'avère plus judicieux de laisser les nombreuses denrées gaspillées aux personnes qui n’ont pas les moyens d’acheter en magasin). En passant par une soirée chez nous au cours de laquelle nous réunirions un maximum de nos ex. Bref, je me demande parfois si notre couple a de l’avenir, moi qu’une partie de ping-pong comble de bonheur.

Roddy propose d’aller au Continental, et j'accepte.

«La neige a neigé», commenterait Émile Nelligan avec raison. Bien emmitouflés, nous marchons une dizaine de minutes—de quoi apprécier à sa juste valeur la chaleur du restaurant. Une fois débarrassés de nos appendices hivernaux, nous prenons place sur les banquettes. Nous choisissons une table d'hôte: soupe, plat principal et dessert. Et puis nous bavardons, main dans la main par-dessus la nappe. J'écoute mon amoureux avec intérêt, ayant un peu monologué récemment. Au moment de l'addition, je suggère de commander des bâtonnets de fromage à emporter. Il sera agréable de déguster ces friandises salées devant un film. Le visage de Roddy s'éclaire.

—Ne bouge pas Chérie, je m'occupe de tout!

Bel enthousiasme! Le sourire plein de malice, mon compagnon se lève. Il règle le repas au comptoir, et disparaît aux toilettes. Son absence se prolonge et j'en profite pour feuilleter un magazine à l'entrée. Quand il reparaît, Roddy me tend un sac de papier. Il a affreusement pâli. Il a déjà passé ses gants et je remarque qu'il éprouve de la difficulté à enfiler son manteau. Pauvre amour, on dirait qu’il ne digère pas quelque chose.

Une fois chez nous, je me prélasse sous une longue douche chaude. Mmmh… un régal. Lorsque j'ai terminé, Roddy m'attend sur le divan, pelotonné sous la couverture. Il semble fébrile maintenant: je distingue des gouttes de sueur sur son front blafard.

—Chéri, tu es sûr que ça va?

Je m'apprête à le rejoindre sur le canapé lorsqu'il répond d'une voix faible:

—N'avais-tu pas commandé une gourmandise?

En effet. Je préchauffe le four et dépose une feuille d’aluminium sur la plaque. Ensuite, je déchire le sac de papier, qui contient une boîte de polystyrène petit format. Je soulève le couvercle et… ils sont là. Dodus. Soigneusement alignés, tièdes encore dans l'épais liquide rouge. Au salon, effectivement, Roddy n'a toujours pas retiré ses gants: on dirait deux pattes noires sur la couverture beige. Je crois qu'il se rend compte que cette fois, il est allé trop loin, parce que son «Bon appétit, Chérie!» sonne comme un croassement lugubre.



Photo © James Lewis