Végé

Conrad extrait le plat du four. Contrairement à ce qu'il s’imaginait, la viande n'a pas réduit à la cuisson. Le plat pèse lourd entre ses mains gantées. Découragé, il le pose sur la table.
— Mais voyons, tu vas marquer la surface! lance Gisèle.

Conrad place le contenant sur la cuisinière. En cet instant, il n'a qu'une envie: jeter le tout. Seulement, un tel volume n’entrerait pas dans la poubelle, dont les parois de plastique risqueraient de fondre, par-dessus le marché. Décidément, quel gâchis! Il plonge un couteau dans le rôti et le découpe en son milieu, histoire d'en avoir le cœur net. Au-delà de la croûte durcie, un centre rouge vif apparaît. Conrad le touche. Il est froid.

Gisèle ne manque aucun de ses gestes. Il craint une marque d'impatience; il tolérerait même sa colère. À cinquante-quatre ans, on s'attendrait à ce qu'il sache cuisiner! Quant à elle, à cinquante-sept, elle identifie certainement les minables au quart de tour. Conrad n'a rien prévu d'autre: voilà une soirée bousillée. Le frigo ne contient que les aliments habituels, crudités, grains entiers, soupes… sauces maison... à mesure que Conrad inventorie ses provisions, les traits de son visage se détendent. La desserte regorge d'ail et d'oignons. Tomates, avocats et kiwis garnissent un plateau étagé. Un projet délicieusement excitant lui traverse l'esprit. Gisèle pourrait-elle relever le défi? Le sourire de Conrad s'élargit. Après tout, ne fait-il pas mieux d'être lui-même?


«Tu vas marquer la surface!» lance Gisèle.

Il installe son invitée sur le divan, choisit dans sa bibliothèque un livre susceptible de l'intéresser. Sûr de lui, il déclare:
— On mange dans vingt minutes!

Conrad remplit deux coupes à champagne d'eau gazeuse infusée de gingembre et de menthe. Ils lèvent leur verre. Tandis que la boisson pétillante stimule leurs papilles, Conrad se met au travail. En rythme avec le jazz qui chambre l'appartement, slic, slic, slic! il épluche les asperges. Oignons et haricots verts s'attendrissent dans la poêle. Des amandes fumées et un filet d’huile d’olive concluent la salade.
— Alors là, Conrad, si tu voulais m'impressionner...

Il n'attend pas la fin de la phrase.
— Déplorable, non? Je te demande tes goûts, et je rate complètement le rôti. Enfin bon, tu as un échantillon de ma façon de m'alimenter. Tu peux juger en connaissance de cause. Autant savoir le plus tôt possible à qui l'on a affaire, pas vrai?

Pour se consoler, Conrad savoure les denrées subtilement combinées, les textures multiples.
— Conrad?
— Oui?
— Je termine: si tu voulais m'impressionner, ça marche!

Conrad lève les yeux.
— Et puis… ça recharge les batteries, un repas comme ça, n’est-ce pas? ajoute Gisèle avec un clin d’œil.
En effet, malgré sa prédilection pour la viande, elle n’ignore rien en matière de protéines végétales. Conrad sourit. Il vient de se souvenir. Dans le congélateur, il reste un fondant au chocolat. Il s'en remémore les ingrédients. Poudre de noisettes, lait de cajou, chocolat, sucre brut... oh oui. Tous les espoirs sont permis.



Photo © https://unsplash.com/photos/CX8ooha2yLA