Depuis une semaine, je travaillais au sein d'une compagnie agro-alimentaire, à la distribution du courrier. Bien formée par mes collègues, je parcourais déjà les étages avec mon chariot, identifiant petit à petit les quelque deux cents employés.
Je lisais les noms sur les enveloppes et m'amusais à deviner l'apparence de leur propriétaire. Une chevelure acajou auréolait sûrement la figure de Nancy Krementz. Al Carruzzo? La soixantaine en forme, des yeux bleu vif.
Je ne me suis jamais autant trompée qu'avec Romy Huyghens. Forcément, ce patronyme ne pouvait qu'appartenir à une dame rondelette, aux traits avenants. Or, comme je le découvris ce matin-là, voilà qu'il incarnait une femme grande, svelte et dynamique. Un visage ciselé, des cheveux courts. Assise à son bureau, elle leva les yeux vers moi.
— Bonjour!
— Euh, Madame Huyghens?
— C'est bien moi! Vous êtes nouvelle ici? demanda-t-elle en tendant la main.
— Paz Mendez, dis-je en répondant à son geste. Quel magnifique décor!
Une affiche recouvrait en effet la quasi-totalité du mur droit, exposant les arènes caractéristiques de la ville de Malaga. Originaire du sud de l'Espagne, j'aurais pu formuler quelque chose de plus habile, mais j’étais littéralement éblouie par la femme d'affaires.
— Vous connaissez?
— Oui, j'ai grandi près de là, à Alcantarilla.
Le téléphone sonna et elle décrocha, couvrant le récepteur.
— Je dois prendre cet appel. Merci! dit-elle en avançant la main dans ma direction.
Enchantée, je la serrai, avec plus de fermeté cette fois. Mais je m’étais méprise: Romy Huyghens pointait l'enveloppe que je tenais entre les doigts. Confuse, je bredouillai une excuse avant de m'éclipser. Au sous-sol, je rangeai mon chariot et m'isolai un instant aux archives. À l'avenir, je me limiterais à des salutations polies, sans tenter de converser. Surtout qu’elle était probablement mariée — à un homme.
Plusieurs semaines s'écoulèrent. J'appréciais mon poste. Il exigeait de la concentration, sans m'obséder le soir venu. Je croisais souvent la femme d'affaires. Le matin, je m'habillais avec soin, imaginant son regard sur moi. Toujours impeccable, elle possédait une panoplie impressionnante de tailleurs-pantalon. Et quelles que soient les circonstances, elle se montrait agréable.
Et puis un vendredi après-midi, assez tard, un porteur livra un document à son intention. Ravie, je me dépêchai de le lui monter.
— Merci Paz! J'attendais ce contrat. Au fait, voici mes vues d'Espagne, ajouta-t-elle en désignant des photos étalées sur son bureau. J'y pars chaque année pour les vacances.
Charmée, je m'assis en face d’elle. Nos visages penchés sur les images étaient si proches que je percevais le parfum frais de ses cheveux. Affolée par cette proximité, je m'efforçai de fixer les clichés, qui ne manquaient d’ailleurs pas de style. Un carrelage coloré, de la vaisselle sur un marché, le pelage d'un animal. Soudain, le sang se retira de mes joues. Romy et deux autres femmes posaient devant une façade arrondie. En mosaïque multicolore, le nom de l'établissement: «La Puerta». Le célèbre club lesbien.
— Oh, La Puerta, dis-je, l'air de rien.
— On a tellement aimé qu'on est allées trois fois! s'exclama Romy.
— C'est génial!
Oh oui, c'était génial: j'avais ma chance. Bien décidée à ne pas la laisser passer, j'épluchai le journal le lendemain. Le centre communautaire Soleil du Troisième âge exposait des aquarelles sur le thème des rues de Madrid. Ça ferait l'affaire. Le bottin ne comptait qu'une seule R. Huyghens.
Les dessins de l'exposition nous rappelèrent de nombreux souvenirs à elle comme à moi, et nous nous les racontâmes. La semaine suivante, Romy me proposa d'aller voir un film d'horreur costaricain. Notre relation débuta ce soir-là, pour notre plus grand bonheur.
Un jour, Romy demanda ce qui m'avait poussée à l'inviter. Quelle audace, en effet! Une autre femme, qui plus est sur le lieu de travail... Je haussai les épaules.
— C'est simple: La Puerta!
Mais mon exquise amoureuse ne saisissait pas. Je dus répéter, expliquer.
— La Puerta! Tes vacances en Espagne! Vous êtes allées trois fois?
Époustouflée, Romy éclata de rire.
— Attends, là. C’est ton restaurant fétiche alors? Il appartient à ta famille? À moins que… tu constitues la récompense fidélité? ajouta-t-elle malicieusement.
Gloups — un restaurant? Vraiment?
Cet endroit où j’avais consumé tant de soirées, rencontré tant de femmes inoubliables, dansé jusqu’aux lueurs de l’aube... À l’évidence, en dépit de sa reconversion, la vocation de La Puerta ne changerait jamais. Alléluia!
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