Alias Monet

Saviez-vous que Vincent van Gogh avait peint un Crâne de squelette fumant une cigarette? Je l’ignorais, moi aussi. Non seulement ça, mais imaginez-vous avec un buzzer au bout des doigts, façon jeu télévisé. Quel nom associeriez-vous à ce titre rocambolesque? Jean-Michel Basquiat, Egon Schiele, Marianne Stokes?

Il y a toutes sortes de choses que l’on ignore. Et de la même manière, avant d’être engagé au musée des Beaux-Arts de la ville de Clichembourg, je ne connaissais pas Les Pétunias. Pire encore, j’ai passé de nombreuses heures dans la salle qui les héberge avant d’en découvrir le véritable auteur, ce qui se produisit lorsqu’une dame au demeurant charmante s’exclama par un beau matin de décembre: «Original, ce Monet!» et reprit presque aussitôt, après avoir jeté un œil à la notice: «Van Gogh? Je ne l’aurais pas cru.» J’attendis que la visiteuse pénètre dans une autre section pour satisfaire ma curiosité. Effectivement: les lettres d’apparence maladroite composant le prénom de l’artiste s’étalaient sur l’un des pétales parme.

Nous n’étions certainement pas les premiers à nous tromper, elle et moi; d’ailleurs, j’entendis souvent cette confusion au fil des mois qui suivirent. Les gens se faisaient systématiquement le reproche, crevant le petite bulbe de joie à peine éclos. Le couperet tombait, impitoyable, au point que dépendamment des circonstances, je glissais parfois un discret «Ça arrive tout le temps, vous savez.» On a déjà si peu confiance en soi, dans notre société actuelle. Ça fait du bien de témoigner d’un minimum de compétence culturelle, entre paysages nuageux, sculptures étrusques et autres fourchettes moyenâgeuses.

En outre, je trouve plus précieux de se laisser émouvoir plutôt que se cantonner au bagage intellectuel (disserter sur l'allégorie rubénienne et la légitimité de la fonction compensatoire de ses codes chromatiques). Oui... c’est de ça qu’il s’agit. Permettre à l’œuvre de ricocher sur une situation de notre propre vie, en éprouver une consolation, un écho de courage, ou d’enthousiasme.

Apposer délicatement le papier Japon peint par vos soins

En y regardant convenablement, d’ailleurs, Monet et Van Gogh se comparent davantage que je le pensais. Vous allez me dire: mais voyons donc, pas du tout! leurs styles sont très clairement définis, ça se voit au premier coup d’œil! Et pourtant, les deux peintres abordent des sujets semblables: l’eau, les fleurs; parfois, des gens. Jusque dans les couleurs: du bleu mêlé de vert; un peu de rouge chez Monet, une touche de jaune pour Van Gogh. À ceci près que le premier, en tant qu'impressionniste, illustre l’atmosphère extérieure en y ajoutant de la douceur. Le second, post-impressionniste, transmet un ressenti intérieur de façon plus symbolique, imaginative.

Un jour, pour m'amuser je crois, j’ai changé la notice explicative pour une autre en tous points identique à celle d’origine—à l’exception du nom de l'artiste. Deux bulletins de salaire plus tard, le subterfuge n’avait suscité aucune réaction, ni du public, ni de l’équipe du musée. En vérité, même mes collègues surveillants n’ont rien dit, alors qu’ils ont dû remarquer que les gens ne se trompaient plus. Ou ils n’ont justement rien remarqué. Finalement, cette jeune génération qui écoute des podcasts en douce sur les heures de boulot, ça a du bon. Je ne suis pas en train de prétendre qu’ils sont tous comme ça, notez bien.


Et donc, je suis allé plus loin.

J’ai commencé par inventer une histoire de tante âgée convalescente chez qui j’emménagerais pour les semaines à venir, et qui résidait assez loin du musée. Puis, j’ai prétexté une soirée à proximité du travail et qui devait débuter une heure après la fermeture. J’ai obtenu ce que je voulais, autrement dit la permission de rester dans la salle des employés afin de me rendre directement du musée à l'événement fictif.

Le reste appartient à l’histoire (de l’art).

Étape n⁰1. Réchauffer dans le micro-ondes la gélatine thixotrope, cette colle fabriquée à partir de peau de lapin spécialement pour la restauration de tableaux. Nota bene: mettre sur le dos du cassoulet consommé sur place l’odeur amère qui imprégnera les lieux.

Étape n⁰2. Appliquer la colle sur la toile au niveau de la signature à faire disparaître—généralement en bas, à droite.

Étape n⁰3. Y apposer délicatement le papier Japon peint par vos soins.

Étape n⁰4. Admirer la disparition de la signature d’origine. (il m’a fallu cinquante-trois essais pré-encollage avant d’obtenir la parfaite combinaison de nuances).

Étape n⁰5. Reproduire les étapes 1 à 3 après séchage complet, ou immédiatement, si la localisation diffère.


Ainsi la marque de Van Gogh a-t-elle disparu d’une tige de pétunia, remplacée par le sceau de Monet sur cette œuvre qui lui revient désormais.

Cela fait dix-huit mois. Le musée des Beaux-Arts de la ville de Clichembourg a été le théâtre d'une soirée de gala, de trois expositions (dont une en ligne), de huit concerts de musique de chambre et de trente-quatre visites guidées, sans que personne ne remarque rien. Je vais le dire en toute humilité: je suis fier de moi.



photo © Elena Kloppenburg