Le petit Oracle de l’amour

Moi, en fait, je n’y croyais pas. Néanmoins Sibylle avait envie d’aller, alors je me suis dit: pourquoi pas. De toute façon, ça ne signifierait rien. Il est évident que si un voyant avait la capacité de prédire la durée de vie d’un couple, il serait ultra-connu, en particulier dans le monde actuel. Cela dit, il s’agissait d’une modeste fête foraine, à l’ancienne. Établie sur une plaine à proximité de l’Isle-sur-la-Sorgue, la troupe se déplaçait de village en village, et nous étions tombés dessus lors de notre weekend dans le Vaucluse. Pas le style à chercher la célébrité, peut-être parce que très habiles à distraire, ils ne manifestaient pas nécessairement le talent et l’originalité qui les auraient amenés à se démarquer. Enfin, c’est ce que je me suis dit sur le moment. Aujourd’hui, je crois que leur manque de notoriété résultait plus vraisemblablement d'un mode de vie priorisant la communauté et la famille, plutôt que des abonnés.

L’extra-lucide (encore fallait-il qu’il possède réellement cette qualité) risquait-il d’influencer Sibylle? J’observai mon amoureuse, qui bondissait d’excitation dans la file d’attente. Clairement, elle y attachait plus d’importance que moi. Comme si elle allait obtenir la validation de notre union. Après tout, nous n’en étions qu’au début, nous sortions ensemble depuis quatre mois à peine. Je l’avais rencontrée à la garderie de Simona: elle y déposait son neveu, et moi, ma nièce. Parlez de destin! Malgré la récence de notre relation, je pense que l'on s’appréciait beaucoup. En même temps, un coin de mon esprit estimait que si elle me quittait après qu’on nous ait accordé trois jours, c’est qu’elle n’était pas la bonne.

Devant nous dans la file, un couple se tenait la main, deux hommes. En avant d’eux, une femme et un homme âgés. Décidément, l'affaire séduisait. Il faut dire que c’était un concept original—la longévité du couple, et pas un mot de plus.

Une caméra dissimulée au fond des yeux de l’animatronique

Le soir tombait tranquillement, et nous nous laissions gagner par le charme suranné des lieux. Ici, des ampoules montées en guirlande égayaient le passage entre différentes échoppes; là, des promeneurs bavardaient tout en grignotant des pommes d’amour. Une idée me vint. Et si le temps d'attente relevait de leur mode opératoire? et des comparses issus d’autres spectacles demeuraient disponibles afin d’étoffer la file, au besoin. Dissimulée au fond des yeux de l’animatronique d'accueil, une caméra nous filmerait, transmettant de précieux indices au divinateur. Mon sourire s’élargit. Je caressai le dos de Sibylle et la complimentai sur sa tenue, avant d’évoquer ses sujets de conversation préférés.

Lorsque ce fut notre tour, ma chérie glissa un billet dans la machine et le buste s’inclina, émettant un guttural allez-y. Nous écartâmes les plis du lourd rideau grenat et pénétrâmes à l’intérieur de la loge. Installé dans un fauteuil qui paraissait trop grand pour lui, un individu menu et sec à la peau hâlée nous invita d’un geste à nous asseoir sur les deux chaises en face de lui. Avec son visage creusé de stries et son costume usé de couleur noire, je lui donnai quatre-vingts ans. Affichant une indifférence distante, il saisit nos mains l’une après l’autre. Il les pressa contre les siennes, douces comme du papier bible, et bientôt annonça: «cent vingt-quatre jours».

Ah non!

— Oui, vous avez raison, Monsieur. Nous nous fréquentons depuis quatre mois. Selon vous, combien de temps dans le futur?
— Cent vingt-quatre jours.
— Et pour après? demanda Sibylle en éloignant son bras de son torse.
Mais le mystérieux petit homme ne répondit pas.
 — Écoutez, dit mon amoureuse. On ne le dira à personne. Sérieusement, maintenant. Vous ne savez pas? ce n’est pas grave.
À la suite de quoi il répéta, haussant le ton:
— Cent vingt-quatre jours!
Et il hocha la tête en guise de salut. La séance était terminée.

C'est dehors que nous nous le sommes dit pour la première fois.
— Je t’aime, ma chérie. Et je ne m’en vais nulle part.
— Moi aussi. Et moi non plus!

Ce fut comme si le drôle de monsieur nous avait posé un défi. Les jours qui suivirent, nous abordâmes des sujets importants. Souhaitait-on rester à Bruxelles, est-ce qu’on voulait des enfants, au sein de quelle spiritualité les élever—ce genre de choses. Au bout de quelques semaines, il fut clair que le bonhomme s’était trompé. C’était complètement fou, mais nous emménageâmes ensemble. Aussi, passé la trentaine, on se connaît mieux, on sait mieux ce que l’on désire. Nous avions discuté de l’organisation du quotidien, des tâches, de notre rythme de vie.

Cent vingt-quatre jours après la curieuse entrevue, on sonna à la porte en milieu de journée. Ma chérie avait-elle pris son après-midi? Ce n’était pas Sibylle, mais deux policiers à l’air sinistre. Ça, je ne l’avais vraiment pas vu venir.





photo © Robin Edqvist