Mademoiselle Bovary

Par chance, Berthe se rappelait peu ses parents. De sa mère, elle possédait les grands yeux sombres et le nez droit. Son regard pétillait d'une intelligence dont on ignorait l'origine.

Tout le jour, à la filature, la jeune fille égrenait et nettoyait le coton. Elle divisait son salaire en trois parties: le loyer dû à Madame Levasseur, ensuite son entretien personnel, enfin celui de sa tante Viola. Il restait une modeste économie qu’elle rangeait dans une boîte à biscuits.

Avec le décès de sa tante coïncida le milieu du dix-neuvième siècle, et la majorité de Berthe. Munie de son pécule, cette dernière gagna Paris.


Rien n'aurait pu préparer la jeune Picarde à la capitale française. D'interminables rues disparaissaient dans l'horizon pluvieux, bondées de fiacres lancés à vive allure. Des lumières débordant des restaurants barbouillaient les pavés. Serrant contre elle son bagage, Berthe chercha son chemin à travers la foule anonyme. Madame Levasseur l’avait recommandée à une connaissance, qui louait des chambres dans une ruelle débouchant sur la Seine. Elle s’y sentit chez elle.

Réfléchie, méthodique, Berthe devançait son temps. Elle rédigea un compte-rendu sur un épais papier, y inscrivant ses nom et prénom, ses acquis, et les coordonnées de sa précédente patronne. Si cette initiative séduisit le directeur de Royal Vêtements et Cie., celui-ci ne lui offrit pas l'emploi de conseillère en chapeaux qu'elle convoitait avec humilité. Antoine Rosencourt aussi devançait son temps, et attribua à la postulante le rôle de gestionnaire, vacant depuis plusieurs mois.


Avide d'apprendre, la jeune femme se révéla à la hauteur de cette désignation: l'année qui suivit, les revenus de Royal Vêtements et Cie triplèrent, et il en fut de même pour le nom de Rosencourt, puisque Berthe Bovary devint Berthe Rosencourt et donna naissance à un petit Arnold, pour le bonheur de tous.




photo © Anna Savina