Constance ou Solange

Je ne me rappelle pas avoir jamais déploré d’ajouter une année à mon âge. Ça peut sembler radical, mais que sont quelques rides—le droit de ralentir un peu; une pointe de sagesse supplémentaire—comparées à un‧e jeune emporté‧e par la maladie, ou un enfant qui se prostitue en échange d’un sandwich? En toute simplicité, à mon anniversaire, j’éprouve de la gratitude parce que je suis en vie et en bonne santé. Parce que je suis aimée, que j’ai un toit, assez d’argent pour vivre confortablement (même si raisonnablement), et une passion créative.

Cette année-là, j'avais reçu des témoignages d'affection et, au soir, mon mari m'invita au restaurant. C’est au moment de conclure notre repas d’un gâteau Boston que Scott déposa sur la table un paquet carré... qui contenait un flacon de mon eau de toilette préférée, Mûre et Musc, de l’Artisan Parfumeur: un luxe original, que je me refusais depuis des années.

un flacon de mon eau de toilette préférée

— Waouw! Mon Chéri!

Sans attendre, j’appliquai une goutte de la précieuse fragrance sur chacun de mes poignets.

— Comment as-tu deviné? demandai-je.
— C'est grâce à ta tante!
— Aaah, ma tante! Vive la famille!

Je m’étonnai vaguement que Scott ait contacté Solange. Les discussions avec ma marraine, la sœur de ma mère, se raréfiaient ces derniers temps. Enfin, c’était une bonne nouvelle. Tel un serpent qui se meut par ondulations et replis successifs, la famille dilate puis resserre les liens, par à-coups.

— Et vive Facebook! renchérit mon époux.

Si Solange avait effectivement fini par vaincre ses réticences par rapport à Internet (nous communiquions par courriel), j’ignorais qu'elle s’était mise aux réseaux sociaux.

— Donc Solange, ça?
— Non, pas Solange. Constance!
— Bouff, lâchai-je en projetant des miettes de dessert alentour.

Je ne me souvenais pas d'avoir abordé avec Scott le fait que ma mère avait eu une deuxième sœur; d’autant que cette dernière était décédée une vingtaine d’années auparavant. Il s'avéra que lors d’une de mes détox digitales de quarante-huit heures, mon mari avait publié un appel au cadeau idéal sur ma page de profil Facebook. Une dénommée Constance suggérait le parfum en question, qui pour elle ne s’associait encore qu’à la minuscule maison créée par Jean Laporte. Se présentant comme l'autre tante, elle avait précisé avec pas mal d’à-propos qu'elle était une parente très éloignée.

Nous rentrâmes chez nous au trot. Scott se connecta et chercha sa mystérieuse correspondante, sans succès. Il vérifia alors le contenu de sa messagerie, mais les interactions avec Constance s'étaient volatilisées. Il ne restait plus aucune trace de ma douce tante, si ce n'est l'arôme exquis que, grâce à elle, je propageais désormais.


photo © William Bout