Ma Sœur et la technologie

Le cercueil acajou était maintenu en hauteur par des tréteaux recouverts d’une nappe blanche. Personnellement, j’aurais opté pour une couleur différente: d’abord, les tons contrastaient de manière discordante; l’installation manquait d’une délicatesse qui eût été souhaitable. D’autre part, ça donnait un peu l’impression que l’on servait ma grand-mère en repas.

L’entreprise de pompes funèbres—le ou la thanatologue, plus spécifiquement—l’avait maquillée, s’inspirant d’une photo que mon oncle avait cru bon de fournir à cet effet. Les traits de mon aïeule bien-aimée s’en trouvaient barbouillés de couleurs pastel, paupières bleu ciel, lèvres roses, joues orangées façon coucher de soleil pâlissant. Le résultat était surprenant, avec un petit côté amusant plutôt bienvenu. Surtout que, si Mamie avait entretenu un style vestimentaire seyant et classique, elle avait également fait preuve de créativité, de fantaisie, d’audace, et de douceur.


Je m’approchai davantage de la boîte dans laquelle elle était rangée telle une poupée grand-mère, et posai la main un instant sur son bras. Ensuite, je regagnai ma place parmi les autres personnes venues honorer sa dépouille.

Car il s’agissait sans conteste de cela. Mamie, elle, demeurait bien vivante, et plus que ça—simplement, elle voguait désormais à travers une dimension nouvelle, d’après moi (c’est-à-dire, conformément à mes nombreuses recherches à ce propos). J’observai ces gens, si nombreux, qu’elle avait marqués au cours de son existence. Âgés, jeunes, locaux ou fraîchement descendus d’un train ou d’un avion, ils avaient souhaité être présents aujourd’hui. À tour de rôle, ils se manifestaient: certains murmuraient, d’autres effleuraient son vêtement; d’autres encore déposaient un mot dans le cercueil. Et… oui, ma foi, un galopin se cachait sous la table funéraire. J’identifiai mon neveu Andrew à ses Nike, des Air Force 1 dont l’extrémité dépassait de sous la nappe, au bout à gauche.

Qu’est-ce qu’il faisait là? Enfin bon, il n’était pas difficile d’imaginer que le petit bonhomme de huit ans tentait d’échapper à l’ambiance morose. Il ne réalisait peut-être pas tout à fait ce que signifiait le repos éternel; du reste, il avait peu connu son arrière-arrière-grand-mère, parce qu’ils habitaient à la frontière hollandaise.

Andrew demeura à cet endroit pendant les deux bonnes heures que dura la visite de ma sœur et de mon beau-frère. Je finis par découvrir qu’ils étaient au courant de sa localisation, chose qui me rassura—il se souciaient de lui, en définitive—autant qu’elle me choqua—ils laissaient leur gamin profaner un lieu de paix et de recueillement. Sauf que Mamie n’aurait pas été choquée, elle. Mamie allait à l’essentiel, comme en témoignait sa perspicacité en matière de psychologie humaine.

À leur départ, je me chargeai d’aller ramasser le garçonnet. Je l’appelai discrètement depuis le côté de la table. «Psst! Andrew! tes parents s’en vont.» Nous échangeâmes quelques paroles, car je tenais à vérifier qu’il ne déprimait pas, et à semer en lui par la même occasion l’idée que la mort n’est pas forcément un point final. Que pour énormément de gens, dont moi, l’esprit de la personne continue de se promener, et de veiller avec affection sur ses proches (dans le meilleur des cas). Qu’on pouvait en parler quand, et si, il le désirait. Ce que je regrette, c’est de ne pas avoir pris le temps de solliciter sa propre opinion sur la question.

— Ça va, tu ne t’es pas trop ennuyé?

Ce dont je doutai dès que j’aperçus le téléphone cellulaire entre ses doigts fins. Un miracle qu’il n’ait pas sonné, à moins que celui de ses parents qui le lui avait cédé ait pensé à le régler sur silencieux.

— Pas du tout, répondit-il d’un ton sérieux. J’enregistrais!

Il me fallut une seconde afin de digérer l’information. Heureusement que je m’entraînais régulièrement à conserver une expression impassible face aux révélations parfois effarantes de ma filleule adolescente. Enregistrer? n’existait-il donc plus rien de sacré, de privé, d’intime? que devenait le monde?

— Je crois que ça lui fera plaisir de réécouter les voix de ses amis, ajouta-t-il.

Après quoi il se dirigea vers le cercueil, brandissant le téléphone avant de l’y lâcher.


Que fallait-il faire? avertir ma sœur? récupérer subtilement l’appareil? Je tranchai pour l’action authentique et directe, une fois de plus inspirée par la qualité de ma relation avec ma filleule.

— C’est drôlement gentil de ta part, dis-je en me penchant vers lui. Je suis convaincue qu’elle est très heureuse que tu aies pensé à elle comme ça. Par contre tu sais, de là où elle est, je crois qu’elle peut se souvenir plus facilement. Et d’ailleurs, je ne suis pas sûre qu’elle puisse encore utiliser un téléphone. On va le rapporter à tes parents, O.K.?

Andrew me dévisagea avec insistance et je m’interrogeai sur le motif de cet examen: le rejet de son cadeau, ou le discours sur l’après-vie. Néanmoins il obtempéra, et nous rejoignîmes Cindy et Alexandre sans autre encombre.


Il s’avéra que le cellulaire appartenait à ma sœur, ce qui ne m’étonna pas. En effet, férue de technologie, elle était du genre à installer une application séparant les sources sonores (ce qui permettait de recueillir du contenu extérieur sans se priver pour autant d’écouter de la musique, ou, en l’occurrence probablement, de jouer). Elle ignorait peut-être que son fils marchait dans ses pas.

Toujours est-il qu’environ trois semaines après les faits, mon beau-frère me contacta. Il paraissait troublé, et mentionna du bout des lèvres une intervention divine. Dévorée de curiosité, je le retrouvai autour d’un café, un après-midi qu’il devait se rendre à Bruxelles. À la suite des commodités d’usage, il entra dans le vif du sujet.

— Je sais que tu n’es pas fermée en ce qui concerne l’au-delà, alors voilà. Votre grand-mère m’a entendu. Elle a communiqué avec Cindy!

— Wow… Alexandre… je suis émue, là, dis-je en lui prenant les mains.

Pourvu qu’on ne nous espionne pas, pensai-je en riant sous cape, tant notre gestuelle pouvait prêter à confusion.

— D’emblée, poursuivis-je, à mon avis, c’est totalement possible. Et je te crois. Est-ce que tu m’en dirais un peu plus sur ce qui t’amène à envisager ça?


Alexandre avait parlé à sa belle-mère ce jour-là. Plus précisément, il lui avait demandé pardon: il projetait de quitter son épouse. Leurs difficultés s’accumulaient depuis des années, avait-il expliqué, et il ne voyait plus comment s’en sortir. Cindy refusait systématiquement ses propositions de consulter coach, psychologue ou thérapeute en relation d’aide. Alexandre avait terminé en remerciant sa belle-mère pour tant de bons souvenirs en sa compagnie, ainsi qu’en celle de sa fille. La semaine suivante, Cindy avait annoncé son revirement—elle consentait à ce qu'ils aillent voir quelqu'un. Lors du café avec mon beau-frère, le couple avait déjà deux rendez-vous derrière la cravate, et il semblait à Alexandre que le travail commençait à se faire.

J’étais d’accord avec lui: certainement, Mamie avait apporté sa pierre à l’édifice.




 photo © Jez Timms