Je me promenais dans les ruelles étroites du Corso lorsque j'avisai une élégante boutique, légèrement en retrait entre deux maisons de brique. Il me restait un peu de temps avant de retrouver Carella, aussi j'en étudiai la devanture. Un splendide assortiment de cahiers et de stylos reposait sur une étoffe de velours rouge.
J'aurais bientôt besoin d'un nouvel agenda. Et si je me le procurais ici, en souvenir de mon voyage?
Je franchis la porte d'entrée, déclenchant un vif tintement. Un homme menu et qui portait un habit raffiné émergea d'une pièce située au fond du magasin.
— Si, signore? Monsieur?
— Voglio guardare un po, per favore.
— Si, si, signore! Vorrei qualcosa precisa?
— Voglio un agenda.
J'avais pratiqué la langue italienne avec acharnement avant mon départ. Malgré cela, mon interlocuteur m'assigna une origine française. Dès lors, j'eus droit aux réflexions sur le pays et sa gastronomie. Je ne fis aucun commentaire, me bornant à observer le boutiquier. Celui-ci, voûté, pouvait avoir soixante ans; tel un casque, sa chevelure noire encadrait son visage bistre.
J'aurais bientôt besoin d'un nouvel agenda. Et si je me le procurais ici, en souvenir de mon voyage?
Je franchis la porte d'entrée, déclenchant un vif tintement. Un homme menu et qui portait un habit raffiné émergea d'une pièce située au fond du magasin.
— Si, signore? Monsieur?
— Voglio guardare un po, per favore.
— Si, si, signore! Vorrei qualcosa precisa?
— Voglio un agenda.
J'avais pratiqué la langue italienne avec acharnement avant mon départ. Malgré cela, mon interlocuteur m'assigna une origine française. Dès lors, j'eus droit aux réflexions sur le pays et sa gastronomie. Je ne fis aucun commentaire, me bornant à observer le boutiquier. Celui-ci, voûté, pouvait avoir soixante ans; tel un casque, sa chevelure noire encadrait son visage bistre.
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J'avisai une élégante boutique, légèrement en retrait entre deux maisons de brique. |
Poursuivant après ce préambule, il m'annonça qu'il détenait un vaste choix d'agendas. Je m'attendais à découvrir un rayon de registres défraîchis, datant de plusieurs années, conformément à la désuétude des lieux. Comment en étais-je venu à penser de cette façon? Certes, je fréquentais des commerces spacieux, aussi éclairés que des blocs opératoires. Je me mis à inspecter les agendas.
Au bout d'un moment, l'homme me posa cette question :
— Voulez-vous un jour par jour?
Attribuant l’étrange formule à son français défaillant, je traduisis en mon for intérieur: «une page par jour». Je prends quantité de notes, traînant toujours un carnet duquel s'échappent feuilles volantes et factures à moitié couvertes par mon écriture. Une page par jour — pourquoi pas? Pourquoi pas deux pages par jour?
— Deux jours par jour, signore, c'est encore mieux.
Le vendeur inclina la tête et me sourit d'un air entendu.
— Deux jours par jour... Monsieur est connaisseur. Cela coûte plus cher.
— Allez, allez, ça ne me dérange pas.
J'arrivai un peu en retard à mon rendez-vous, muni d'un magnifique agenda au cuir ponctué de minuscules boutons.
Par la suite, alors que nous visitions une autre ville et que je m'habituais au pays et à sa monnaie, je réalisai que j'avais payé une somme colossale pour l'objet. L'Europe n’utilisait pas encore la monnaie unique, et je n'avais pas calculé à combien il me revenait. Une simple boisson valant déjà près de quatre mille lires, je ne regardais pas à quelques zéros de plus ou de moins.
En rentrant de voyage, j'enfermai l'agenda dans un tiroir de mon bureau et n'y pensai plus. Je faillis même en acheter un autre au mois de décembre. L'an nouveau approchait à grands pas ; je récupérai mon acquisition et inscrivis horaire et réunions aux pages adéquates. Je décidai que, puisque je disposais de deux pages pour chaque jour, celle de gauche servirait pour les événements de la journée, et celle de droite pour les notes.
Le premier janvier tombait un dimanche. En guise de réveillon, je m’étais contenté d’un de mes films favoris (de Rodrigo Garcia), aromatisé d'une orgie de profiteroles (à la crème pâtissière). Le lendemain, un lundi, je me rendis au travail à pied. Les rues désertes, imprégnées de brouillard et de silence, reflétaient l’atmosphère morne des débuts d'année. Peut-être aurais-je dû ouvrir à midi, me dis-je en déverrouillant la boutique. J’allumai les lumières et mis un disque de Leo Reisman pour égayer la librairie.
Mes employés n'arrivaient pas. Contrarié, j'appelai l'un d'entre eux.
— Allô? répondit une voix ensommeillée.
— Jin? Bruno. Où es-tu?
— …dans mon lit. Pourquoi?
— Parce que tu es à l’horaire depuis dix minutes.
— Un dimanche, premier janvier?
— Non, un lundi deux janvier.
Il y eut une pause, après quoi Jin éclata de rire.
— Tu m’as flanqué une sacrée frousse! Hé, le premier janvier, c’est pas le premier avril! Écoute, je me suis couché il y a trois heures, donc si tu permets, j’y retourne. On se voit demain.
Et il raccrocha.
Le doute s'insinua dans mon esprit. Plutôt que d’importuner un autre employé, je contactai le service de sécurité de la galerie. Au bout d'un nombre incalculable de sonneries, on me confirma la date du dimanche, premier janvier. Ça m'apprendrait à jouer les ermites! J'avais perdu le fil pendant mon congé. Je fermai le magasin et décidai de m'offrir un cappuccino pour me consoler. Mais, ne trouvant rien d'ouvert, je rentrai directement à la maison.
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Peut-être aurais-je dû ouvrir à midi. |
Après une bonne nuit de sommeil, je répétai les gestes du jour précédent, et cette fois, mes collaborateurs furent fidèle au poste. Jin fit preuve de tact en ne mentionnant pas l'épisode de la veille. Quant à la clientèle, elle se composa en majorité de personnes âgées, car nous leur proposions une réduction le lundi.
Je n’étais pas le seul à éprouver un peu de confusion, car mardi, plusieurs Aînés me réclamèrent leur ristourne. L’un d’entre eux insista et menaça de se fâcher; je finis par accorder le privilège, estimant qu’il n’avait plus toute sa tête. Toutefois, lorsque Jin autorisa lui aussi une exception, je lui en fis la remarque.
— Mais, Bruno, répondit-il, on est lundi!
— Oh, ça va aller, la petite blague, là! Tu te venges, c’est ça?
Mon collaborateur me fixa d’un air consterné. Quand il me soupçonna d’avancer dans le temps, je m’emparai des reçus de caisse. Lundi deux janvier, et non mardi trois. Une erreur du système? Y avait-il eu, mettons, une année bissextile? Le marchand de journaux me fournit la preuve de ce que je redoutais. Que se passait-il? Étais-je surmené? Une angoisse pernicieuse s’immisçait en moi, cependant je n’en montrai rien. Au soir, je bus quelques verres et m'endormis sur le divan, me figurant que je devenais psychosé, puisque j'hallucinais des événements jusque dans les moindres détails.
Le lendemain fut vraiment mardi trois janvier — à l'unanimité. Soulagé, j'offris des chocolats à l'équipe.
Le mercredi quatre, Jin se présenta à la place d’Alison. Cette dernière prolongeait sans doute son congé; autonomes et organisés, ils s'étaient arrangés entre eux. Enfin bon, j’apprécie que l’on me consulte, c’est une question de principe.
— À l’avenir, avertissez-moi lorsque vous échangez vos quarts de travail, dis-je à Jin.
— Mais je travaille toujours le mardi, Bruno!
Avec un petit air condescendant que je trouvai particulièrement déplaisant, il ajouta :
— Tu es sûr que tu vas bien?
J’avais remis ça: à en croire mon téléphone, nous n'étions pas mercredi, mais mardi. Sentant que ma raison vacillait, je battis en retraite.
— J'ai un mal de tête carabiné. Je ferais mieux de me sauver. Ça ira?
— Mais oui.
— Appelle-moi en cas de besoin.
— Promis!
Sans attendre, je décrochai mon manteau. L'air frais me revigora. Pourquoi s’inquiéter? Je consulterais un psychiatre, ou un neurologue. Peut-être me suggèrerait-on de passer un scanner.
À la maison, je me préparai une tasse de café et me mis en quête d'un thérapeute. J'optai pour une femme, pensant, peut-être avec sexisme, qu'elle envisagerait plus volontiers des diagnostics alternatifs à la folie. D’une voix posée, elle m’offrit de me recevoir l’après-midi même, à quinze heures trente. Je reportai l'adresse du cabinet dans mon agenda à la date du jour, sur la page de droite.
C'est alors que cela me frappa. L'homme aux cheveux de jais, la papeterie italienne. Deux jours par jour. Je me remémorai le prix astronomique payé pour l'agenda. Je ne me présenterais pas chez la thérapeute.
Je compris finalement que seule la deuxième journée subsistait, tandis que la première constituait une sorte de brouillon. Je pouvais faire n'importe quoi un jour sur deux, sans conséquence, à condition de tenir le compte correctement.
Évidemment, j'achetai un billet de loterie. Une fois enrichi, je demandai un congé sans solde aux propriétaires de la librairie. Je pris l'avion pour l'Italie et regagnai la petite ville de Cosenza, en Calabre. Je passai devant la cathédrale et déambulai à travers le Corso, me rappelant l'itinéraire de cette fois où j'avais rendez-vous avec Carella. J'eus beau interroger les gens et chercher plusieurs jours durant, je ne retrouvai jamais la papeterie.
Par contre, ce fut une très bonne année.
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